De la boue sur les escarpins - ou "Du blues et de l'identité nationale"

Publié le 14 novembre 2009 par Lalouve

Howlin' Wolf - Evil
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« Si l’on me demande aujourd’hui : « Faut-il aider les Tziganes (ou les Catalans, les Basques, les Bretons, les Indiens, les Slovènes, les Juifs, les Arméniens...) à survivre en perpétuant et en approfondissant leurs différences ? », je dirai qu’il le faut. Je ne chercherai pas à savoir — car il y a trop de haine et d’arrogance dans une telle curiosité — si ce groupe est un peuple, une nation, une ethnie, une classe, une caste, une secte, un fossile ou un vestige. »

Richard Marienstras, "Être un peuple en diaspora", François Maspero, 1975


Est on toujours dépendant de ses racines?

"Les racines", cela existe-t-il, d’ailleurs? Quelles sont les nôtres? Qui est ce "nous"?

Sacrée question - question sacrée? - à l’heure de la version "prêt à penser" sarkozyste de l’"identité nationale"...

Je regardais hier soir un beau film : "Cadillac Records" une histoire du label Chess Records et quelques uns des artistes incroyables que ce label avait lancés, entre autres Muddy Waters, Howlin’ Wolf, Etta James, Chuck Berry (le "roi du rock berrichon" comme le surnommait mon pote le Szgab’)...

Un truc de fou quoi, cette "maison de disques"...

Je me demandais, comme à chaque fois que j’écoute du blues ou de la soul : comment est-ce possible que cette musique-là, jouée et chantée par des Noirs américains des années 40/50 me parle à ce point à moi, petite embourgeoisée urbaine blanche de 35 ans, cadre sup’?

Comment est-ce possible que cette musique là, ces voix là, comme celle de Nina Simone, me percutent aussi directement dans l’estomac à chaque fois que je les écoute?

Pourquoi le blues d’Howlin’ Wolf, sa voix, son apparence de bûcheron, me donnent la chair de poule?

Quand je les écoute, je ferme les yeux. Et cette musique sent quelque chose. Elle a une odeur. Ça sent la terre.

Cette musique est GRASSE.

Grasse comme la terre. Cette musique est sauvage, animale, végétale.

Elle sent la sueur, elle sent la douleur, elle sent la peine, elle sent les espoirs.

Mon arrière grand père faisait aussi de la musique en claquant des cuillers entre ses mains et sa cuisse. Je m’en suis souvenue hier soir.

Ce n’était sans doute pas le même rythme que celui que leur imprimait le père de "Muddy Waters" dans le fin fond du Mississipi...Bien sur mon arrière grand père n’était pas un esclave comme le père de ces gens, mais quelques générations avant, oui, nous étions des serfs.

Nous appartenions au propriétaire du château, comme les bêtes, comme les terres.

C’est le sens profond du mot "roots" peut être.

Difficilement traduisible en français - "racines" oui, mais pas seulement et presque au sens strict, la racine qui plonge dans la terre.

Racines d’où finalement nous venons toutes et tous en grande partie, quelles que soient nos couleurs de peaux, et même si les générations, le capitalisme, l’exode dit rural, l’industrialisation... ont passé là dessus, même si les conditions ont été fort différentes, de l’esclave noir de la plantation, au serf, puis fermier, suant pour "le maître", exploitants exploités de la Terre. "Avant" "nous" étions libres, peut être...?

De la même manière que ce désir puissant de procréer "le plus possible", que beaucoup d’entre nous ont encore, qui nous névrose, qui nous handicape aujourd’hui, car cela n’est plus du tout adapté à la vie dite "moderne", urbaine, mais il est là, ce désir, c’est un vestige de notre condition paysanne, terrienne, au moins en fantasme, quand procréer signifiait pour un homme être puissant, et aussi, avoir des bras pour la ferme, avoir des fils surtout, et pour la femme, être une bonne épouse, être une "vraie femme" - pondre, une ribambelle de gamins qui aident le père, qui aident aux champs, qui font bouillir la marmite.

"Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-là ; ayez autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur tout ce qui est vivant et qui remue sur la terre ».

Un ordre divin? Tu parles ! Le mec qui a écrit ça était un bon observateur et un sacré visionnaire...La vie qui aidait à propager la vie.

La nécessité de donner la vie pour vivre. Qu’on soit catholique, juif, musulman, ou rien du tout peu importe, beaucoup d’entre nous ont été tissés ainsi bien avant les Livres dits saints. Ne PAS se reproduire était une faute. Pas contre "Dieu" mais contre la vie elle-même !

Et aujourd’hui certains se demandent plutôt si ce n’est pas le contraire...

De la même manière que, même si, comme la plupart des paysans que je connais (à commencer par mon vieux) je reconnais que "la chasse aujourd’hui, ce n’est plus intéressant, ce n’est plus la même chose", que je ne chasse plus depuis longtemps, même si je n’ai jamais eu besoin de tuer pour manger, même si ce n’est pas du tout politiquement correct de le reconnaître, j’ai une faiblesse pour mes souvenirs de jours de chasse, enfant et adolescente.

Et ce n’était pas "la chasse de M. Le Baron"...
Je pense aujourd’hui en écoutant Screamin Jay Hawkins (et oui, je sais... c’est ce qu’on appelle l’esprit d’escalier) que, quand je me levais à 6 heures du matin, que j’enfilais mon vieux pull, mon pantalon puant, que je mettais la gibecière à mon épaule et qu’on partait avec le chien et le fusil dans le froid, qu’on marchait des heures, qu’on s’arrêtait, aux aguets, en scrutant l’horizon, à écouter battre le cœur immémorial de la terre, quelque chose au fond de moi me faisait accomplir, sans que j’en aie conscience, une sorte de rite ancestral.
C’était une manière de se sentir encore attachée à la terre, et à tout ce qu’elle implique et représente - chacun ses Lares- , et au-delà, c’est une conception particulière de la vie, qui veut que l’on soit responsable de ses actes, que l’on n’en puisse ignorer les causes ni les conséquences.

C’est ce que j’appelle "vivre les yeux ouverts".
Au risque d’en choquer certain-e-s, je pense toujours que quiconque n’a jamais tué un animal "de ses mains", ne l’a jamais vu mourir, n’a jamais du lui enlever sa peau, le vider de ses viscères, tourne de l’œil à la vue du sang et se révulse d’horreur à la simple évocation de "l’acte barbare", ne devrait pas manger de viande. Il ne devrait pas en avoir le droit.
C’est trop facile de manger de la viande quand on l’achète sous forme d’un beau bifteck dans une barquette en plastique en supermarché. Mais il y a loin de la vache mignonne, blanche, dans son pré, à ce bifteck dans l’assiette. Il manque "un tas de choses" qu’on préfère ne pas évoquer, sous peine de se couper l’appétit.
Or, pour manger de la viande, il faut avoir les yeux ouverts sur ce qu’implique ce désir carnassier.

La mort d’un être vivant. Et "un tas de choses".

Je pense que si on faisait toutes et tous cela, chercher, tuer, dépecer... un animal pour le manger, au moins une fois dans sa vie, le grand désir des écologistes serait satisfait bien plus rapidement qu’avec leur parlotte : on mangerait beaucoup moins de viande.

C’est comme faire l’amour dans le noir les yeux fermés - je ne comprends pas...

"Il ne sait pas ce qu’il fait" : voilà le grand secret de la survie de la société de consommation.

Aujourd’hui, en baisant, en écoutant de la musique, en bouffant de la viande, en ouvrant un robinet, de plus en plus d’entre nous ne savent pas ce qu’ils font...
Que le consommateur ne sache pas ce qu’il fait, c’est bien pratique pour les vendeurs d’eau, les vendeurs de pornos, les vendeurs de viande en plastique et de légumes pourris de pesticides, les vendeurs d’électricité et j’en passe...

Mais pardon pour cette digression qui avait seulement pour but de dire : il y a des points communs entre Chess Records et la viande dans mon assiette, c’est la confrontation directe à une forme de réalité et la mémoire de cette réalité qui aide à avancer dans la vie.

Vous me direz "elle est fada", comment on passe du blues aux paysans, aux culs-terreux, qu’ils soient blancs rouges ou noirs, à la chasse, et aux ouvriers?

On dit aujourd’hui qu’il y a fort peu de différences entre un ouvrier indien, un ouvrier ukrainien et un ouvrier congolais. En tout cas qu’il y a moins de différences entre eux qu’il y en a entre un ouvrier congolais et un patron congolais. C’est juste.

C’est aussi parce que statistiquement, nous avons toutes et tous beaucoup plus de "probablilités", nous, prolétaires, de venir de la terre, la terre qui fait pleurer, la terre dure, la terre hideuse et magnifique, contre laquelle il faut se battre, avec laquelle il faut vivre, même des générations en arrière, que de venir "du Château du Maître"...

De la même manière que la différence culturelle, réelle, entre ce fils d’esclave qui hurle comme un loup garou au fond de son Mississipi, et Leonard Chess, ce juif polonais du shtetl, émigré aux Etats-Unis, est annulée par la magie d’une musique, d’une manière de chanter, d’une voix, des "roots", et qu’à travers cette conjonction du black du bayou et du juif polonais, grâce à la rencontre du "blues" et de la "yiddishkeit", moi, aujourd’hui avec ce que je suis en partie devenue, avec le polissage de la société post-industrielle, capitaliste, mondialisatrice, je peux vibrer, être en transe au son de ces voix qui parlent à une partie "archaïque" -ancestrale- de moi.

Je peux me sentir noire courbée dans un champ de coton, interdite de monter dans le bus des blancs, interdite d’école, interdite de tout.

Je peux me sentir debout à l’aube les bottes dans l’humus, les épaules lourdes, à regarder un chevreuil traverser la haie d’épineux, les mains calleuses enfoncées dans ma salopette.

Je peux sentir la révolte de celui qui sue et peine, et travaille du matin au soir, la révolte de celui qui est opprimé par qui a le DROIT, un droit protégé, défendu, de traiter un humain comme une bête ou comme une marchandise, ou comme de la merde.

Je peux sentir la délivrance que me procure le crachat que j’envoie, les yeux bien ouverts plantés dans les siens, au visage du "maître" qui, une fois de trop, m’aura humilié, maltraité, pris ma récolte, appauvri, violé ma fille, ma femme.

Je peux comprendre l’alcool et la drogue comme paradis artificiels. Le coup de fusil qui part et m’explose la cervelle parce que je suis au bout du rouleau.

Il y a de la boue, bien grasse, bien lourde, sur mes escarpins ; il y en aura toujours, pour un long moment encore et sans doute qu’une partie de cette boue sera transmise à mes enfants.

C’est pour ça que quand j’entends Etta James je vibre ; quand j’entends Nina Simone qui chante "Strange fruits", mes poings se serrent, ma gorge se noue, parce que, au delà de l’horreur de la condition des Noirs américain qu’elle raconte, cette chanson parle aussi de moi, malgré moi, des miens, d’où je viens, même si je ne les ai jamais connus, même si leur souvenir s’est perdu pour toujours, mes ancêtres, les serfs, les esclaves agricoles, fouettés, pendus, pour un ou deux kilos de grains distraits de la remise au maître, pour MANGER.

La terre, le souvenir de la terre, oui Sarkozy, et Pétain avant lui, en avait appelé à la terre pour assoir les théories fumeuses sur "l’identité nationale française" - mais ce que Sarkozy et Besson se garderont bien de dire, et c’est là que le bât blesse , c’est que cette terre, ce souvenir de la terre qui nous unit souvent, même lointainement, dans les chaînes de montage ou dans les bureaux, la terre du Berry, celle de l’Atlas, en passant par celle des plaines d’Ukraine, c’est avant tout le souvenir du premier esclavage de nos Pères à tous, le souvenir de la caste, le souvenir de la première ségrégation aussi.Et ça c’est en écoutant le "hoochie coochie man" de Muddy Waters pour la millième fois hier soir que je l’ai compris

Le fils du fermier n’épousait pas la fille du châtelain. Comme le noir américain Chuck Berry est allé en prison pour avoir fait monter dans sa voiture une jeune fille blanche, le fils du paysan risquait la corde, le knout, ou l’exil pour avoir trop posé les yeux sur la marquise. Le châtelain, lui, avait droit de cuissage sur les femmes de ses terres.

En cela, il n’y a pas tant de différences non plus entre le paysan berrichon qui exploitait la terre du maître et l’esclave noir qui cueillait le coton du maître.

A nous de nous souvenir, au delà de nos mémoires, que nous avons tous et toutes toujours été plus sûrement des frères exploités, quelle que soit notre couleur, que des ennemis.

Quand je croise Sofia dont les parents sont venus d’Oran à Nanterre, je sais que comme les miens, ses grand parents étaient des paysans. Que peut être dans leur bled, ils n’avaient pas de maître du château sur le dos, mais qu’ils en ont trouvé un ensuite ici, en arrivant ici, en la personne du contre-maître, du patron de l’usine Renault.

Pour moi, Sarkozy sera toujours LE FILS DU CHÂTEAU.

Lui n’a pas de boue sur ses mocassins.

Et moi, le fils du château, je l’emmerde.

Je l’ai jamais aimé, je l’aimerais jamais - il représente l’ennemi "trans-générationnel", celui qui veut te foutre le bât sur le dos, dont le père voulait déjà faire la même chose au tien, et le grand père aussi etc etc.

A l’école publique communale, ce genre de personne, on le chopait en douce dans un coin sombre du préau pour le pouiller, ou il finissait à poil, attaché à un poteau de l’avenue principale.

Aussi, à chaque fois que j’écoute du blues, je me souviens que l’identité nationale est une PURE foutaise et qu’au delà des frontières, des papiers et des couleurs, il y a beaucoup plus de moi en Sofia, et beaucoup plus de Sofia en moi, qu’il n’y aura jamais en moi de Sarkozy de Nagy Bocsa, Président de la "République française" des bourgeois, fils du château...

http://identiteinternationale.net