Lequel des Trois ?

Par Choupanenette

Mademoiselle de Gournay, surnommée au seizième siècle la fille d'alliance de Montaigne, à cause de l'affection vraiment fraternelle que lui portait ce grand écrivain, était d'un caractère fort vif, aui allait aisément jusqu'à la colère et la violence. Elle avait de l'esprit, d'ailleurs, une grande instruction ; elle aimait les arts et les lettres, professait pour la poésie un goût particulier, et c'est en raison de ce goût qu'elle témoigna, dès son arrivée à Paris, un ardent désir de voir le poète Racan, qu'elle n'avait jamais vu, et de lier connaissance avec lui.
Deux amis de M. de Racan, informés de ce désir et ayant appris quel jour devait avoir lieu l'entrevue du poéte et de son admiratrice, résolurent de mettre à profit ces renseignements et de jouer un bon tour à Melle Gournay et à Racan à la fois.
L'un d'eux, devançant l'heure de ce rendez-vous, se présenta chez Melle de Gournay et se fit annoncer comme étant M. de Racan. Dieu sait comment il fut reçu. Peu auparavant il avait lu les ouvrages publiés par Melle de Gournay, et il put ainsi lui en parler en pleine connaissance de cause et lui en faire un éloge d'autant plus éloquent et moins senti qu'il était appuyé de preuve et de citations. Au bout d'un quart d'heure d'entretien, il se retira, laissant son interlocutrice enchantée de lui, ravie d'être entrée en relation avec un aussi grand poète et aussi un homme aussi aimable et aussi charmant que M. de Racan.
Ce visiteur venait de quitter la place, que le deuxième compère arriva et se fit de même annoncer sous le nom de M. de Racan.
Melle de Gournay crut d'abord que c'était l'autre, le premier, qui avait oublié quelque chose et qui remontait. On devine sa surprise à la vue d'un second M. de Racan.
"Mais je ne comprends pas... Il sort d'ici...
- Comment il sort d'ici ? Mais puisque c'est moi !"
Et ce nouveau Racan s'emporta, s'indigna de ce qu'on avait osé se substituer à lui, le rendre victime d'une telle mystification.
"Je saurai qui ! Je le retrouverai cet insolent ! s'écriait-il. Et je vous jure bien que je le châtierai selon ses mérites !"
Puis, à son tour, il parla à Melle de Gournay de ses excellents et merveilleux écrits et lui débita les plus hyperboliques compliments qu'elle eût jamais entendus.
Bref, il la laissa plus satisfaite encore du second Racan que du premier, et Melle de Gournay ne douta point une minute que celui-ci ne fût qu'un vil imposteur.
Peu après le départ de ce second larron, survint une troisième visite : un troisième M. de Racan fut annoncé.
Celui-ci était le vrai. Melle de Gournay ne put retenir un cri d'étonnement :
"Quoi ! Encore un Racan ? Mais c'est se moquer de moi !"
"Que venez-vous faire ici, Monsieur ? Est-ce pour me narguer, pour m'insulter ?...
- Mademoiselle... Mais, Mademoiselle... bégayait Racan, qui ne comprenait rien à une semblable réception, et qui, comble, était très timide, très facile à déconcerter et ne s'exprimait jamais qu'avec difficulté.
- Vous êtes un impudent, un misérable, un lâche, de vous attaquer ainsi à une femme, à une femme seule... Sortez d'icie ! Sortez au plus vite !"
Et voilà Melle de Gournay qui, dans sa fureur, s'arme de sa pantoufle, pour en frapper cet homme, venu, s'imagine-t-elle, tout exprès pour la jouer et la berner, et le chasse brutalement.
Cette aventure, qui rendit Melle de Gournay plus célèbre que ses écrits ne l'avaient fait, fut transportée au théâtre peu de temps après. Elle inspira M. de Boisrobert ; qui en composa une comédie intitulée les Trois Oronte.
Mais, des "trois Racan, lequel était le vrai ? Melle de Gournay, sa colère passée, s'enquit dans son entourage, et ne tarda pas à reconnaître son erreur. C'était le dernier le bon, le seul authentique. Malgré les excuses qu'elle adressa au poète et le bon accueil qu'elle s'appliqua à lui témoigner, pour lui faire oublier ce fâcheux début, Racan ne se consola pas aisément de l'algarade, et, toujours, paraît-il, en garda au fond du coeur une certaine rancune à la savante irascible Melle de Gournay.

Albert CIM - 1897