Un serpent luisant et rusé - William H. Gass - Sonate Cartésienne (Le Cherche Midi, coll. Lot49, 2009 - trad. Marc Chénetier) par Antonio Werli, Cédric Rétif, Olivier Lamm, Pedro Babel

Publié le 23 novembre 2009 par Fric Frac Club
Mon Dieu, rappelez-vous que je suis censé penser ; sentir et voir pour tout le monde – vous vous rendez compte ! -, c'est ça le vrai boulot de l'auteur ; et tout ce temps-là, le Christ roupille dans son fauteuil.
Au détour d'un de ces coups de volant importuns qui sont la mousse et la littérature du grand William Gass, l'histoire d'une medium malchanceuse mute subrepticement en calque palimpseste d'un mur de toilettes au fond d'un bar-salle de billard à la campagne, mêlant « cloques de la peinture, plâtre gâché à la diable, traces d'adhésif, carrés plus pâles là où étaient placardées des annonces, anciennes ratures désespérées et parcours de vieux coups de chiffon ; mouchetis, petits trous, craquelures, têtes de vis ; taches, éclaboussures, fissures, fentes, morceaux de papier ; écailles, macules, saletés, noeuds, déchirures, distributeurs de capotes et de peignes ; raclures ; bosses, entailles, cicatrices, sillons, brûlures, et toiles d'araignées ; grumeaux de mouches sans vie, efflorescences minérales à la jointures des tuyaux […] ». Mais ne vous laissez pas berner ou rebuter par la couche de crasse sur ce mur de toilettes qui se confond parfois avec le texte lui-même : le sujet de William Gass est, encore et toujours, la beauté impossible et insaisissable du réel, et si l'on y chie et pisse souvent, si la chair des femmes y est lardée de vergetures et les moines éjaculent dans les missels, le but est toujours de « se gaver du monde gorgé ». Le beau, très beau, mirifique recueils de longues nouvelles qui vient de paraître au Lot49 dans une traduction de Marc Chénetier permet de s'en rendre compte par tous les sens. Plus encore que son auguste cousin Gaddis, Gass explicite la jonction entre un réalisme fondamentaliste et ce poster postmodernisme qui précède ses allers et venues dans les librairies : les mots et la ponctuation ont pouvoir littéral de vie et de mort sur les protagonistes qui errent dans ses lignes, et la densité du texte est souvent à même de tenir tête à celle de l'almighty real. Aussi, il le colle de si près qu'il remarque autant les prodiges de l'ingéniosité humaine dans une chambre d'hôte très propre que les scories infinies de la décrépitude, du cancer ou du mirage de la fiction. Exceptionnellement, Gass intertextualise donc plus volontiers avec des hiéroglyphes sur une porte de toilettes ou des « volumes du passé […] qu'on ne peut plus appeler livres à présent que personne ne les lit » qu'avec Cervantès et il aime à comparer les habiletés de son style (des tours de force) à celle de l'araignée qui tisse sa toile. Surtout, le doute harasse souvent ses narrateurs, qui en perdent le courage du menteur et qui déplorent la difficulté de leurs galimatias. Merveilleusement, il s'en remet à ses lecteurs pour faire la percolation de sa métaphysique à sa place : « Mais ici, plutôt que d'un jugement, il s'agit d'une injonction : écrivain lecteur, pesez deux fois chaque chose, veillez à ce que tout compte, et séparez-vous de votre écriture lecture à la manière dont un serpent se débarasse de sa peau, en gardant également à l'esprit qui vous êtes, écrivain lecteur - vous êtes la mue, et le texte qui vous est commun est le serpent luisant et rusé ». Nous vous proposons ainsi ici quelques oripeaux de peau sur Sonate Cartésienne et autres récits, sans souci le « livre de cuisine pour cuisiner les livres » le plus sublimement incisif que vous aurez l'occasion de souffrir cette année ou cette décennie.
D'abord, il faut avoir fait l'expérience littéralement physique de ses livres, c'est-à-dire s'être embarqué dans le flux sans faille de ses mots méticuleusement choisis et acérés, dans la perfection formelle des enchaînements et des raisonnement dans lesquels on comprend vite qu'il est impossible d'opérer une coupure, ou même une pause sans en altérer la beauté et le sens, pour comprendre à quel point William H. Gass est maître en son domaine du langage. Des massifs griffus et bouleversants que constituent ses textes de fiction, on ne s'approche pas sans quelque témérité ou crainte, sentiments qui bientôt s'effacent dans l'acte de lecture, dans cette dense musicalité qui nous prend par le col, qui nous malmène dans notre confort, et qui pourtant, si rapidement, nous fascine et nous emporte, tel le geste difficile à saisir du magicien noir qui nous invite, au péril de notre ardeur, à traverser le miroir de ses visions. Sa prose est difficile, resserrée, brillante comme du velours sombre dont les nuances semblent inépuisables et les plis indénombrables, chaque mot vissé à sa place bien précise comme dans une implacable construction d'acier ; elle ne révèle jamais sa trajectoire, ni encore moins sa cible, dès le premier coup, ce que certains appelleront de la difficulté absconse mais en quoi nous voyons une générosité et une confiance en nos dons d'archéologues de la lecture, devant jongler non sans mal avec les différents morceaux de poterie jusqu'à pouvoir reconstituer le vase ensorcelé.
Ce n'est pas sans un petit sourire malicieux que Gass se définit lui-même comme, avant tout, un écrivain réaliste. Car au-delà des étiquettes modernistes ou postmodernistes desquelles il peut s'échapper d'une simple pichenette verbale, Gass nous fait don d'une écriture où les objets, les lieux, les sensations les plus matérielles acquièrent une présence rare, aussi vive que les traits, longuement médités mais tracés d'un seul geste assuré, des plus belles gravures sur cuivre dont les veines se gorgeront d'encre avec la splendeur d'une terrible révélation. Le monde de Gass n'est pas à l'image d'un univers abstrait ; il est, au niveau le plus atomique de sa composition, encombré des objets les plus triviaux (meubles, nourritures, véhicules, livres, érections), des odeurs les plus infectes, des sensations tactiles les plus finement transfigurées dans une expression qui sera toujours la plus juste, parmi un vocabulaire qui paraît inépuisable sans jamais pourtant recourir à la pédanterie du mot rare. Le délabrement, la crasse, la poussière, la lente et irrémédiable sénescence qui touche les hommes et les lieux qu'ils hantent le temps de leur brève existence, tout cela passe et repasse au fil des phrases de Gass, qui sont comme des méandres droits, des séries d'illuminations désespérées prêtes à se recroqueviller sur elles-mêmes, et filant malgré tout vers l'abîme de leur conclusion. Gass est aussi le peintre inégalé des corps, des grincements que produisent nos carcasses errantes et éreintées, des corps de femmes, désséchés par l'alcool et l'angoisse ou alourdis et bouffis jusqu'à la monstruosité par l'accumulation des graisses, déambulant de page en page, apparaissant chaque fois avec l'aspect fatidique que l'on associe à la tragédie jusque dans les recoins les plus inconnus d'Amérique. Ses personnages sont dévorés par la haine, l'envie, la rancoeur, l'avidité sexuelle ou plus largement sociale, à moins qu'ils n'aient si rarement le bénéfice d'un bref déchirement dans la croûte de crasse et de rouille qui semble boucher les interstices entre les mots ; perdus, perdus entre le passé irrécupérable, chromo jauni échappé de l'album de la conscience, et un futur impossible à atteindre de la main, coincés qu'ils sont dans les temps sordides de l'existence, sans plus d'espoir qu'il puisse advenir autre chose qu'une nouvelle catastrophe, qu'une nouvelle marque de la mort dans le sang du meurtre ou l'extinction de celui qui s'acharne à persister en ce monde.
Si l'on considère qu'une oeuvre littéraire doit souscrire aux trois niveaux de l'interprétation (la beauté et la nouveauté du langage, la signification première du récit, et sa signification seconde philosophique, crevant toutes ses limites apparentes pour s'échapper vers l'ailleurs), alors les livres de William H. Gass les remplissent intégralement avec une puissance qui force notre admiration.
Ainsi, tenons-nous en simplement à Sonate Cartésienne, la première novella du recueil. Elle commence comme un jeu métafictionnel. Le narrateur écrivain y met en scène ses tâtonnements et hésitations, notamment au sujet de la longueur du nez de son personnage, Ella Bend Hess : le nez d'une sorcière, doit-il être long, ou, au contraire, ne doit correspondre à aucun prix au cliché ? Comme plusieurs de ses collègues, par exemple Robert Coover, il met en avant les artifices de l'art de la fiction réaliste. Pourtant, il ne s'agit pas ici de décrédibiliser l'art de l'écrivain en en dévoilant les ficelles, mais au contraire de nous laisser admirer l'art absolument magique du créateur. Car Ella existe bien, même si elle existe autant dans ce que l'auteur choisit de conserver, que dans ce qu'il décide de laisser de côté, et Gass ici nous dévoile un monde, celui dans lequel évolue Ella Bend : ainsi, une description du physique du personnage, de ses vêtements, conduit à s'attarder sur la personnalité du vendeur de ses chaussures, gêné par le fait qu'elle est albinos, puis à l'histoire que lui raconte son oncle, qui nous dévoile celle, érotique, qui lie la gardienne du musée à un peintre… Ces vies sont plus sensibles les unes que les autres, mais c'est la figure de l'écrivain qui donne le ton de cette première partie de la novella, un homme dont tout l'art consiste à créer le beau avec les bas instincts qui le guide. Ainsi, on est tout de suite séduit par le paradoxe du style de Gass : alors que le langage y est tout à fait cru « je ne porte absolument rien quand j'écris mais travaille nu et compose le regard alternativement fixé sur ma bite et mes couilles, d'abord l'un, puis les autres ». Le rythme, la musicalité, la succession d'images inattendues, à ce point inimaginables qu'on se dit qu'elles ne peuvent pas ne pas être vraies, manifestent qu'il s'agit ici de poésie, poésie d'autant plus fascinante qu'elle naît des égouts, ou des toilettes publiques, où se trouvent certaines œuvres admirables « J'ai vu le membre masculin dessiné par un génie, et un vagin étrangement représenté sous la forme d'un pâquerette et une fois, aussi haut qu'il vous était possible d'atteindre , telles les fières marques de griffes que laisse un ours sur les troncs, exquisément formés, le mot "citronnade", oeuvre d'une divinité. » La figure de l'auteur n'a rien d'admirable, on n'a plus qu'à se tourner vers son œuvre, juger de sa créativité, de sa capacité à faire vivre ses personnages, à vivre pour eux puisqu'il est « censé penser, sentir et voir pour tout le monde - vous vous rendez compte ! - c'est ça le vrai boulot de l'auteur. »
On revient donc sur le cœur du récit : « Ceci est l'histoire d'Ella Bend Hess, de la façon dont elle est devenue extralucide, et de ce qu'elle a pu voir. » Même si le narrateur et son imagination ne sont pas dissimulés, mais travaillent à leur processus de métamorphose du brut en beau, c'est du point de vue d'Ella Bend que se poursuivra le récit.
« L'espace n'était pas l'espace pour Ella, c'était des signaux. » L'écrivain en scène dans la première partie se diffuse, s'efface, disparaît dans la deuxième (puis la dernière) si ce n'est qu'occulte il reste présent absolument dans la voix d'énonciation et le discours enfin formé après les « tâtonnements » créateurs, après les pratiques magiques d'éveil de l'argile littéraire de la première partie. Ici, le personnage féminin prend définitivement corps, animé enfin, comme une machine hypersophistiquée par exemple puisqu'elle se définit non selon des caractéristiques humaines communes sinon avec une hypertrophie sensorielle, « la voyante extralucide » est quasiment un récepteur captant toutes les ondes, tous les flux, tous les signaux qui l'entourent. « Mes tétons pourraient regarder dans la bouche d'un amant pour vérifier l'état de ses dents. » Pic envoyé directement au lecteur interpelé (anticipé dans la première partie par quelques « Le lecteur attentif aura bien sûr remarqué... ») ; épuisement dans la description et dans leurs sens de l'environnement et donc de l'entourage du personnage, ses lieux, ses amis, ses rencontres, son langage (ni le professeur Logos, ni la voyante Mrs. Betz ne parviennent à conjurer la malédiction que William H. Gass a lancée à Ella), et enfin son lecteur qui en fait partie : Ella est un centre du monde qui absorbe tout et omnisciente elle réussit, je crois, à déstabiliser l'omnipotent binôme auteur//lecteur - et l'on se demande s'il n'y a pas un fantasme absolu de l'écrivain mâle de la muse post-industrielle, dans cette figure qui va de L'Eve future de Villiers au robot-Maria de Metropolis, de la V. de Pynchon à la machine de Macedonio de Piglia.
C'est probablement la dernière partie de Sonate Cartésienne qui marquera le plus le lecteur. Mr. Hess, le mari, dans un long monologue, poursuit la tentative ou tentation de description exhaustive donnée jusque-là dans la novella. A force de déplacements d'énonciation (de l'auteur-voix de la première partie muté en narrateur-voix de la deuxième muté en personnage-voix à la troisième), Ella, dont le corps-langage reçoit tous les signaux et les transforme en sens, prend une consistance exemplaire pour tout romancier, et, plus qu'une image ou des mots, vient à jouer, en fin de compte, sur les ressentis et les émotions purs (rendant son tout puissant pouvoir à qui de droit, le lecteur). Et l'on retrouve l'une des qualités indéniables de Gass, à savoir le remuement de tripes à coups de cuillère à pot de dégoût, de haine, de mépris, de désespoir, de frayeur et de violence dans le creuset d'humanité de ses personnages, que ce soit le Kohler du Tunnel (d'ailleurs cité dans la première partie) ou ce Mr. Hess, ce mari cynique, irritant et violent. C'est une longue décharge, ahurissante, à l'encontre de sa femme ; c'est un point de vue solide, et idiot, alors que cette dernière devrait pouvoir adopter tous les points de vue, puisqu'elle peut tout entendre et sentir, jusqu'à « éprouv[er] aussi une sympathie immédiate pour la croissance des racines ». Et pourtant, ce que laisse Mr. Hess dans l'oreille et le crâne du lecteur est irremplaçable et implacable car bien que le réel d'Ella soit réception pure de signes, il y a une voix unique qu'Ella ne peut définir elle-même et qui pourtant sert à définir aussi Ella : celle de son mari.
La violence de la voix d'Edgar Hess, comme ses faits et gestes qui témoignent d'une haine et d'une horreur quotidienne – il la frappe, il détruit tout, il est porté par une amertume extrême – est le moteur de la contingence absurde, de la noirceur de la banalité, du désert de l'ennui et de l'horripilant désabusement humain. On sent cependant qu'il court un objectif pur : la tranquillité, le silence, comme tout un chacun, ce qui correspond à une espèce d'émancipation de la vie dans un sens : « liiiiiii-beeeeer-téééééééééééé » rappelle qu'elle ne peut être liée qu'à la mort, liberté mortifère.
On a l'impression qu'Edgar a cherché tout le temps la petite mort de sa femme (et du monde) comme moyen de se libérer soi-même, mais lorsque vient enfin le moment inéluctable, dans la cruauté qui le modèle, de l'échappatoire tant attendu, la grande mort, la vraie, il prend conscience que celle-ci lui soustrait toute possibilité ou potentialité de liberté puisqu'il n'a plus la chaîne qui le noue ou le nouait jusque-là. Le titre de cette partie, écho d'un bartlebysme déformé, « j'aimerai autant pas », annonce ce qui advient en toute fin. Plutôt qu'un personnage sans agir, sans dire, sans écrire et sans vivre, c'est au monde (à Ella donc) qu'il souhaite d'arrêter l'action, la parole, le vécu, dernier exorcisme dans une petite mort jetée à la face de la grande. Et la seule forme de puissance qu'il lui reste face à l'inéluctable n'est plus violence, haine, dégoût, mais... amour :
Enfin bon, je t'assure, Ella, j'aimerai autant pas que tu.
Illustration : Ron Mueck