Exhumation d'un inédit de Nabokov

Par Kilgore

Il y a dix jours sortait chez les Anglo-Saxons L’Original de Laura, un inédit de Vladimir Vladimirovitch Nabokov (c’est toujours bon d’insister sur son patronyme, et sur le fait que c’est un Russe, un Russe qui certes a écrit en anglais une large partie de son œuvre, mais en aucun cas un auteur américain ou anglo-saxon). Bien évidemment, comme le roman est pour le moins inachevé, la controverse est au rendez-vous, anti et pour se déchirent, faut-il publier un texte contre la volonté de son auteur (Nabokov ayant demandé à ce qu’on brûle son manuscrit après sa mort) ? etc…, ceci en oubliant que la plus large partie de l’humanité s’en cogne assez puissamment (mais elle a tort).

 Le truc, c’est qu’en y réfléchissant, et à des degrés exactement similaires selon l’heure, la météo, l'humeur et les résultats du PSG, je suis pour, je suis contre, et je m’en fous. J’assume donc mon « lunatisme » (non, ça ne se dit pas vraiment mais je suis comme Florent Pagny je nique tout), au point d’en faire une rubrique.

Pour :

La posture vertueuse de ceux - les thuriféraires perpétuels qui nous écrivent une histoire de la littérature parsemée de « grands hommes » - qui assènent le devoir imprescriptible de respecter à la lettre la volonté d’un auteur maître absolu de son texte m’exaspère depuis toujours. Dans la mesure où l’auteur abandonne au lecteur la maîtrise du sens du texte, ou plutôt que l’élaboration de ce dernier, œuvre conjointe, s’effectue dans une zone virtuelle de rencontre où se joue la compréhension du livre (cf diverses théories de la réception dont des reliquats brumeux me reviennent à point pour servir d’argument), comment considérer cette volonté générale d'emprise comme omnipotente, surtout au-delà de la mort ? Un auteur ne maîtrise jamais que la création de son œuvre (et encore, imparfaitement).

Ensuite, comme le déclare Patrick Modiano dans les Inrocks (merde, je cite Modiano dans les Inrocks, j’ai définitivement basculé du côté obscur…), si l’auteur veut brûler son texte, il n’a qu’à le faire lui-même. Mais s’il advient qu’il le confie aux bons soins d’un proche chargé des basses besognes, c’est sans doute qu’il ne désire pas totalement l’immoler. On ne compte plus les cas d’autodafés en littérature, et les sauvetages in extremis d’œuvres majeures. Tout le monde a bien sûr évoqué le KKK… non pardon, le cas Kafka / Max Brod (cela dit il s’agissait d’œuvres achevées), mais Nabokov lui-même a failli faire flamber sa poupée Lolita, rapporte la légende. Dans les deux cas, le pire a été évité.

Concernant les volontés post-mortem, de manière générale, un proche devenu légataire n’honore que rarement ce type d’engagement, la plupart s’empressant au contraire de préserver ce qui reste du cher disparu, c’est bien naturel. Il y avait suffisamment de précédents pour que Nabokov n’ignore pas qu’il faut éviter de déléguer ce genre de tâche d’incinération, et qu’en laissant son texte derrière lui, il y avait peu de chances pour qu’il ne finisse pas publié, un jour ou l’autre.

Toujours pour illustrer les dires du bon Patrick, Nicolas Gogol, dont le manteau abritait un large pan de la littérature à venir, y compris la sienne, aux dires du même Vladimir, n’a pas demandé à d’autres de récupérer chez les libraires les exemplaires de sa première tentative littéraire pour les soumettre au bûcher, puis surtout de détruire (à plusieurs reprises) le second volume de ses Âmes mortes – trop de mysticisme tue la poésie. Lui voulait vraiment en effacer toute trace. Bref, dans autodafé, pour faire opportunément un peu de fausse étymologie, il y a auto.

Les auteurs ont de ces coquetteries... Et de ces pudeurs… On n’est pas tenu de les éprouver à leur place – je n’ai jamais eu l’impression que chez les croque-morts ou dans la médecine légale, on fasse grand cas de la pudeur des cadavres, alors pourquoi s’en encombrer lorsqu’il est question de leurs manuscrits. Donc pas d’objection à ce qu’on fasse fi de l’objection posthume, publions, well done et merde à la politesse, on n’est pas des soumis. L’intérêt du texte sera véritable pour ses lecteurs éclairés, et plus de Nabokov en rayons, c'est toujours une bonne nouvelle. 

Contre :

Revenons à l’objet-livre. Soit L’Original de Laura, 138 fiches cartonnées numérisées et publiées, avec texte imprimé en-dessous, chez les respectables Penguins (UK) et Knopf/Random House (USA), le tout préfacé par Dmitri Nabokov (à ne pas confondre avec le joueur de hockey, merci pour lui). Annoncé comme un livre " brillant, original et assez radical " par ce dernier, un texte qui pourrait bouleverser la littérature moderne (sic), TOOL est " le manuscrit plutôt inachevé d'un roman (...) complet dans [son] esprit ", selon son auteur, alors gravement malade (on laisse seules avec leurs allégations les mauvaises langues qui prétendent qu’il était dans un état de grande « confusion » à ce moment de sa vie où celle-ci l’abandonnait).

Ouais.

Selon son cousin Ivan Nabokov, il est admissible que le vieillissant Dmitri, dépositaire de la mémoire paternelle qui pousse la fidélité jusqu’à être lui aussi malade au moment de publier le manuscrit d’un père moribond, ait cédé au besoin d’argent. Ragot, rivalité familiale ?

Dmitri a toujours été d’une loyauté absolue à l’égard de son père, et on aimerait que tous les ayant-droits aient le centième de ses qualités (intellectuelles et humaines). Qu'il ait pu avoir besoin de liquidités n’est de toute façon pas le problème. Publier une oeuvre non achevée de façon posthume n'est pas nouveau et n'a rien de choquant, mais ici l'état d'inachèvement est particulièrement frappant. Dès lors, pourquoi publier un manuscrit qui aurait pu rester en bibliothèque à la disposition des chercheurs, pourquoi présenter au grand public (depuis Lolita, Nabokov appartenait à cette catégorie d’auteurs à la fois pointus et plutôt bankables) ce qui n'est qu'un embryon à peine développé, d'ordinaire réservé aux seuls regards des spécialistes de la génétique littéraire et/ou de l’écrivain, un objet pas forcément à la mesure des attentes de lecteurs qu’on a certes prévenus du caractère fragmentaire et lacunaire du texte édité, mais auxquels on le présente tout de même comme le dernier roman du grand écrivain, en sachant les attentes - et la légère déception - que cela suscite, surtout quand on sait la maniaquerie géniale avec laquelle Nabokov travaillait son texte avant d’autoriser son impression ? S’agit-il seulement d’une volonté plus vaste de mettre ainsi les manuscrits à la portée du commun ?

Même pas. A ce tarif en effet, on pourrait exhumer des milliers de manuscrits d’auteurs fameux, bribes laissées à l’abandon et luxueusement numérisées, éditées, reliées comme un catalogue d’expo pour que le tout-venant s’improvise généticien ou exégète. Je l'ai seulement tenu en main, mais il semble douteux que le plaisir de lecture ne soit pas entravé par une légitime frustration, qui ne tient pas seulement à l'absence de fin mais aussi à la présentation de l'ensemble, plus proche du document que du roman. La lecture du Rose et le vert de Stendhal, intéressante, ne vaut certes pas celle du Rouge et le noir. L’ami Vlad affirmait pour sa part que, « dans l'art, les objectifs et les plans ne sont rien, il n'y a que les résultats qui comptent » (sinon il suffirait d’avoir une bonne idée de roman pour prétendre être un bon auteur). Degas ne voyait pas les choses autrement, qui aurait été horrifié de découvrir que ses croquis et études de danseuses sont aujourd’hui fréquemment exposés, lui qui, comme le rapporte Paul Valéry (Degas Danse Dessin), pestait contre les artistes qui " faisaient visiter l’atelier " (pas une citation, attention, une image), et allait jusqu’à reprendre en loucedé les toiles offertes et accrochées chez son ami Henri Rouart pour les retravailler obsessionnellement jusqu’à les foutre en l’air, au point que ce dernier finissait par les planquer dès que leur auguste auteur pointait chez lui le bout de sa barbe chenue…

Bref, un coup d’éditeur pas forcément glorieux, que cette publication posthume ponctuelle (et le fait qu’elle soit ponctuelle en trahit justement l’artifice). La controverse profite à tout le monde, le manuscrit froid, raide mort, se ranime, devient brûlant, les éditeurs y gagnent (on en aurait pas autant parlé s’il ne s’agissait pas d’une entorse à la préséance de l’auteur), les critiques font du papier, et une deuxième vague est à prévoir chez nous en avril prochain, quand Gallimard sortira la traduction française. Alors soyons radicaux comme plus personne ne l’est dans ce milieu de baltringues émasculées qui geignent sur leur nombril flasque à longueur de pages : ajoutons quelques degrés, brûlons, brûlons, ruons-nous dans les librairies le flambeau à la main et devenons les exécuteurs testamentaires de Nabokov (RDV en avril). Mieux, brûlons tous les manuscrits, les collections de la BNF, devenons les pompiers de Bradbury, faisons du feu notre panacée, " un problème vous semble insoluble ? le feu le résoudra aisément " (il prend aussi plutôt bien sur ces têtes de nœuds de chercheurs, éditeurs et critiques littéraires, il paraît). Tout cela par respect pour la stricte confidentialité dans laquelle s’exerce la souterraine activité littéraire, bien sûr (un peu de dignité, putain de sa race !).

Je m'en tape :

Ben oui, brusquement, je m’en fous, c’est ça être lunatique. Je m’en fous, comme Vladimir Nabokov du reste, qui a, je le note, été d’une discrétion remarquable dans cette affaire. Je suggère seulement de lire le dernier roman complet écrit par Vlad l’Enchanteur, Regarde, regarde les arlequins ! Pas le plus célèbre, mais ce livre là est ardent (comprenne qui pourra).

P.S. pourquoi parler ici de Nabokov ? Parce que son œuvre est si puissante, si inégalable, que même Kubrick, génial adaptateur (et donc superbe traître), n’a pas su l’adapter de façon parfaitement satisfaisante, Lolita étant peut-être le film le plus faible qu’il ait réalisé.