Indispensable lars von trier…

Publié le 15 juin 2009 par Cdsonline

Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité, et nous avons Lars von Trier pour ne pas périr d’indigence pseudo-artistique.
S’il est un travail qui mérite vraiment le statut d’œuvre d’art, c’est bien Antichrist, le dernier film du surdoué danois!

Mais qu’est ce qu’une œuvre d’art? Est-elle le produit de l’artiste, ou bien est-ce elle, l’œuvre d’art, qui fait et crée l’artiste? Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre d’art entretient un rapport privilégié à la vérité, et Antichrist ne fait rien moins que révéler la vérité de la nature et de la nature humaine, ainsi que leur relation au monde dans lequel nous vivons…

Dans Par delà bien et mal on trouve : “(…) mesurer la force d’un esprit selon la dose de vérité qu’il serait capable d’absorber impunément, plus exactement selon le degré auquel il faudrait diluer la vérité, la voiler, l’adoucir, l’épaissir, la fausser.” Et là il faut bien reconnaître que Lars von Trier n’y va pas avec le dos de la cuiller…

L’histoire tout d’abord : un couple, qui s’accouple, et leur enfant qui meurt.
Lui (Willem Dafoe) va se prendre au jeu du thérapeute pour tenter de l’amener elle (Charlotte Gainsbourg) à faire son deuil et affronter ses abyssales angoisses…

Toute la première partie du film, scène du traumatisme inaugural, baigne dans une lumière argentée, lunaire, les plans s’enchaînent crus, précis, saisissants, ils n’en sont pas moins irréels ou plutôt dé-réalisés, constituant dans leur liquidienne séquence un pur chef d’œuvre de réalisation cinématographique. Captation imaginaire, fascination, sidération. Lars von Trier sur les mêmes inquiétantes plates-bandes (de Möbius) que David Lynch. Traque de ce réel impossible, s’évanouissant dès lors qu’il n’apparaît plus soutenu par son cadre fantasmatique, le sexuel mais pas sans la sexuation, l’union avec la coupure

Encadrée d’un prologue et d’un épilogue en noir et blanc (pour ménager des interfaces avec la réalité), le film s’attaque à débusquer plastiquement, narrativement et chromatiquement le réel au plus proche du concept-limite de pulsion, structurant son récit dans une sorte d’obscure inversion des représentations de l’avènement christique ; ainsi à la triade paulinienne Foi, Espérance et Amour vont correspondre les trois chapitres Deuil, Douleur et Chaos-Désespoir-Gynocide ; et aux rois mages venus saluer la Nativité vont se substituer les trois mendiants porteurs de mort du chapitre quatre…

Pour faire face à ce qu’il juge par devers lui un manque de rationnalité féminine, lui (Willem Dafoe) en bon prototype de l’homme moderne et sûr de lui va répondre par une mise en scène de l’excès inverse, une rationnalité à toute épreuve (psychologie comportementaliste) qu’il semble croire virile ; ainsi est-elle sommée de classifier ses angoisses, et le nom Eden apparaît alors au milieu de la pyramide, Eden le nom de leur châlet de campagne perdu au milieu des bois, Eden nom biblique d’un paradis. Indissociable de son envers enfer

Après une première phase-tentative de domestication de la nature (féminine), la thérapie dérape, forcément, n’est pas Sigmund qui veut “Freud is dead, isn’t he?” demande-t-elle (oui il est mort et enterré, et plus qu’enterré par ses fils bâtards, traîtres à la cause, adeptes du cognitivisme entre autres…) et le nouveau thérapeute malgré sa témérité, sa science et sa puissance (“You are so smart!”) ne peut résister à transgresser les règles qu’il s’est lui-même fixées, cédant à l’appel désespéré et sans fin de la pulsion…
Envahi par les sangsues… le refoulé a déjà amorcé son retour du fond des ténèbres, Œdipe (qui veut dire pied déformé en Grec) s’annonce par un courrier de l’institut médico-légal, un reste de tragédie serait toujours de la partie? Oui car on assassine toujours un enfant, elle a bien entendu des cris d’enfant, mais elle s’est définitivement aveuglée aux souffrances de son propre fils, structurellement ambivalente, incapable d’être là juste pour lui, aspirée qu’elle est par son sujet (d’études, de l’inconscient, de la jouissance) entraînée dans la danse macabre des pulsions de vie et de mort inextricablement intriquées, fond sans fond de sa féminité, autrefois qualifiée par d’aucuns d’éternelle — certes appelée à nous tirer vers le haut ! — mais sur son envers également originelle, matricielle, sexuelle, avec ses cycles de génération et de corruption se répétant à l’infini, produisant des glands qui par milliers semblent pouvoir dégringoler sur le toit du fragile habitat de l’être jusqu’à la fin des mondes…

Mais pourquoi des images aussi dures, aussi crues, aussi dégoûtantes reproche-t-on à cet Antichrist de Lars von Trier? Et pourquoi ce titre d’Antichrist?

Commençons par la seconde question et rappelons-nous comment Slavoj Žižek, prenant acte de l’irrépressible besoin contemporain de renouer avec des formes de religiosité (intégrisme chrétien et autres, obscurantisme new-age, culte de la nature, bouddhisme zen, scientisme…) leur oppose avec raison le fond révolutionnaire et la portée subversive — largement méconnus — de la théologie chrétienne elle-même revisitée par ses soins (cf. La marionnette et le nain, Fragile absolu, La parallaxe…) En effet, selon lui aujourd’hui, le matérialisme historique constituerait la voie d’accès privilégiée à la véritable dimension émancipatrice du message chrétien, et de la même manière, réciproquement : « Pour devenir un véritable adepte du matérialisme dialectique, il faut passer par l’expérience du christianisme. » Car pour Žižek le christianisme seul permet de prendre acte de l’impuissance de Dieu, laissant l’homme face à lui même, avec son manque et son excès constituant son Réel. Ecce Homo face à lui-même, n’ayant plus que lui-même comme horizon, la monstrueuse Chose

Antichrist place délibérément le propos du film du point de vue déniant la Chute, où la vie humaine ne prend pas acte de la révolution accomplie par la mort de Dieu et des conséquences qui en découlent, car dans l’avènement christique où “Dieu lui-même devient athée” — contrairement à l’idéologie sous-jacente du libéralisme où par delà leurs différences, tous les hommes seraient semblables “au-dedans”, tous porteurs d’une dignité profonde, d’un paramètre X qui les distinguerait de l’animal, tous égaux dans les profondeurs de la grande matrice — le christianisme authentique insiste sur la capacité d’amour et de révolte qui seule permet à l’homme de conquérir sa dignité. Car comme le montre Žižek, la dignité de l’homme n’est pas donnée par avance, elle ne réside pas en une chose “cachée en-dedans” comme le jouet dans l’œuf des chocolats Kinder… La dignité des hommes se conquiert par des actes d’insurrection, de rebellion contre l’ordre établi, de redressement face à l’intolérable. Dans le film, les animaux eux-mêmes victimes de ce chaos semblent réclamer des hommes qu’ils deviennent enfin des hommes, et partant qu’ils les laissent aussi retrouver leur propre dignité d’animal! En contrepoint du bœuf, de l’âne et de la colombe, souffrance de la biche, du renard, du corbeau…

Pour nourrir son dévorant système d’exploitation (et pas seulement animale!) le libéralisme repose sur une idéologie (déniée) ayant aujourd’hui des effets d’hypnose collective, flattant la bien-pensance médiatique dans le sens où ça ne rebique, une idéologie du faux-semblant, de la tolérance et du respect de toutes les cultures dans leurs différences, instillant la croyance que par-delà leurs dissemblances, les hommes seraient dans le fond tous semblables, déniant qu’en autrui il y a toujours “l’absolu de l’abîme sans fond d’un autre homme“. Or cette tolérance est une fausse valeur, car un homme devenu ennemi de l’humanité doit être combattu sans réserve et “La véritable mise à l’épreuve éthique est sans doute moins la disponibilité à sauver des victimes que, bien plus fermement, la volonté décidée et sans scrupules d’éliminer ceux qui les ont transformés en victimes.

Le renversement nietzschéen des valeurs est donc aujourd’hui parfaitement d’actualité, pas encore accompli, restant à mettre en œuvre! Ainsi c’est dans la société la plus obscène qu’il ait jamais été donnée d’observer sur cette Terre, notre société de la rationailté technologique, des spiritualités obscurantistes et du business écologique, avec sa passion morbide pour la réalité, ses “coming out“, ses confusions vie publique / vie privée, son déchaînement à vouloir absolument toujours tout montrer, tout exhiber, tout exposer, des photos des victimes à leurs plus intimes secrets, c’est donc dans cette société du capitalisme médiatisé — avec son cortège de faux-opposants patentés ! — que l’on trouve des journalistes choqués par les images du film Antichrist, outrés, dégoûtés, sommant Lars von Trier de s’expliquer?

L’artiste n’a fait que tendre un miroir.
Peint aux couleurs de sa subjectivité, certes, comment pourrait-il en être autrement? Mais si proche de la vérité! Une vérité partagée par Nietzsche et Žižek pour qui l’athéisme véritable est inséparable d’une seconde innocence. Et le slovène d’en profiter chaque fois pour fustiger les discours pervers qui encouragent la posture de victime. Car demander toujours plus d’interventions et de dédommagements à l’État (descendants des victimes de l’Holocauste, descendants américains des esclaves africains, etc.) revient toujours in fine à considérer l’État comme le substitut moderne de Dieu (ce qui n’avait pas échappé au génial Kafka dont la bureaucratie va jusqu’à décider si vous existez ou pas…) alors qu’il s’agit précisément de comprendre comment le christianisme permet à l’homme de rompre avec Dieu dès lors qu’il a pris acte de son impuissance (un Dieu tout-puissant aurait-il laissé mourir le Christ sur la croix, aurait-il permis Auschwitz?…)

Ainsi s’agit-il aujourd’hui de voir les choses en face, et se comporter dans les épreuves de la vie comme en politique avec la puissance subversive du christianisme qui est celle du véritable athéisme (chrétien!) et partant, du matérialisme dialectique possible (pour Hegel, le Christ avant sa mort était un concept universel “Jésus-Christ le Messie” qui est devenu par sa mort l’être singulier “Jésus-Christ” et donc c’est bien l’universel qui a été aufgehoben (maintenu / dépassé) dans le singulier et non l’inverse, impliquant par conséquent la mort du Dieu transcendant lui-même!). Ainsi comme le rappelle Žižek (cf. La marionnette et le nain) pour conclure son ouvrage “La véritable tâche ne consiste pas à obtenir des compensations de la part des responsables. Au lieu de demander des compensations à Dieu (ou à la classe dirigeante, où à qui que ce soit d’autre) il faut poser la question : avons-nous vraiment besoin de Dieu?” Ce à quoi je me permets d’ajouter pour faire un double écho à ce film sombre et courageux de Lars von Trier deux petites phrases, l’une en rappel de Nietzsche :

Faites attention, Dieu est mort mais le diable ne l’est pas!

et l’autre de Lacan, laissant dans ces circonstances entendre un son bien singulier :

Femme est l’un des nombreux noms de Dieu“…