CARNET D'UN CLOWN par Félicien CHAMPSAUR

Par Bruno Leclercq


Félicien Champsaur se voulait le chantre de la modernité, une modernité d'après guerre, celle de 1870. La ville, les lumières électriques, la vie des rues, leurs affiches, les cafés illuminés, les cabarets, tous les spectacles et parmi ceux-ci - outre le théâtre et celle qui le représente tout entier, Sarah Bernhardt (1) - le cirque et la pantomime seront pour lui les spectacles par excellence. C'est sur la piste ou la scène qu'il fera jouer la grande comédie de la modernité et de la décadence. Le Pierrot ou la Pierrette pour la pantomime, le clown et la clownesse pour le cirque, seront ses héros/héroïnes. La confusion des genres, leur mélange, comme la confusion des sexes sont le signe de cette décadence : roman, poésie, pantomime, illustrations dans un même volume, pour dire la même histoire (2), Pierrot s'éffémine et la clownesse au corps maigre, se virilise (3). Avec son article sur le cirque Molier, Carnet d'un clown, on peut voir comment ce cirque moderne et mondain rejoint le cirque antique, la comédie parisienne, les Romains de la décadence.
Ernest Molier (4) fonde en 1880 un cirque dans l'Hôtel qu'il avait fait élever auprès du Bois de Boulogne rue Bénouville à Passy. Lors de deux représentations annuelles se mêleront sur la piste artistes et aristocrates. Cette participation des héritiers de grandes familles au spectacle fera d'autant plus scandale que le public y est constitué de lors de la première représentation de femmes du monde, et pour la deuxième représentation de demie-mondaines. Les journaux verront dans ces aristocrates, artistes amateurs, ferraillant, jouant les acrobates et les écuyers, mêlés aux femme du demi-monde, aux gommeux et gommeuses, aux « filles » et autres « acteuses » de la noce parisienne, un signe de décadence morale. Dans l'article de Champsaur, un baron, un comte, un La Rochefoucault, côtoient sur la piste le peintre Adrien Marie (5), le dessinateur Gerbault, Mme Pipelet et Mlle Rivolta dit « Petit Louis ».

(1) Voir Dinah Samuel (Ollendorff, 1882). Premier roman de Félicien Champsaur, roman à clefs, roman "moderniste" dit l'auteur. C'est dans ce volume que pour la première fois sont cités quelques vers des "Chercheuses de poux" de Rimbaud (Arthur Cimber dans le roman), on y reconnaîtra Sarah Bernhardt, Alphonse Allais, "le blond fumiste" Alphonse Basil, Catule Mendès, Catulle Tendrès, André Gill, Max le caricaturiste, etc. L'auteur n'hésite pas à "truffé" son récits de ses propres poèmes ainsi que d'un article sur le Quartier Latin et ses écrivains, fumistes et hydropathes, publié dans le Figaro en 1879.
(2) Voir notamment L'Orgie Latine, E. Fasquelle, 1903, Illustrations d'Auguste Leroux. La plupart des romans et pantomimes de Champsaur sont abondamment illustrés.
(3) Dans « Carnet d'un clown », Mlle Rivolta est « Petit Louis », une escrimeuse tient le rôle de la « chevalière d'Eon » et le baron Rivet et le comte de Vissocq sont en mignon.
(4) Voir Ernest Molier : Cirque Molier, 1880-1904 (P. Dupont, 1904)
(5) Adrien Marie 1848-1891, illustrera d'un dessin à la plume, « Le Cirque Molier. Le balcon réservé aux dames », un article de son frère Edmond Renoir, pour le journal l'Illustration du 21 juin 1890.



Carnet d'un clown du cirque Molier

Dès huit heures, le tour de la piste et toutes les loges sont occupés, envahis par une société brillante ; pas un seul coin vide. Ça et là, dans le pittoresque d'une place de Murcie, des messieurs en habits noirs, comme cramponnés au mur, assis vaguement sur une saillie d'architecture, dans les plus amusantes postures, cherchent, tant bien que mal, à se maintenir en équilibre. D'autres sont perchés sur des échelles appuyés aux fenêtres où, dans la grâce de leur beauté et la gloire des toilettes, sourient d'aimables filles.
Quelques intimes, mêlés à des artistes en costumes, s'installent dans la loge du patron, qui surplombe l'entrée des écuries. Il y a là, entre autres, M. de La Rochefoucault, en complet gris à carreaux ; il n'aura son numéro à sensation, - un nouveau travail de voltige aérienne – qu'à la fin de la troisième partie. En attendant, de là il regarde le spectacle : spectacle sur la piste, où deux joueurs d'épée, sous Louis XII, MM. Bondius et Jeannency, vêtus l'un en Suisse et l'autre en Écossais de la garde du roi, font, avec l'épée à deux mains, la leçon d'armes et l'assaut ; - spectacle dans la loge où, arrivé par les couloirs du cirque, un troupeau de jolies femmes, pour monter aux loges supérieures, est obligé de grimper une échelle et de passer par une trappe de pigeonnier. C'est, le long des barreaux, en un froufrou de précieuses étoffes, de dentelles, de batiste, un passage de pieds menus chaussés de ravissants souliers de satin, de jambes que moulent les bas de joie – pardon, de soie – quasi transparents. Clown qui attend son « numéro », j'ai dans l'oeil tous ces jolis pieds ; et les mollets qui ascendent se perdent – interruptions de lignes friponnes harmonieuses – dans le fouillis des jupes.

Cependant les deux frères, MM. Breittmayer, poursuivent, en savantes et habiles silhouettes, la reconstitution de l'histoire de l'escrime. En Jarnac et la Châtaigneraie, se servant de l'épée et du bouclier, d'après l'école italienne, ils figurent un assaut sous Henri II. Ensuite, le baron Rivet et le comte de Vissocq, en mignons, toujours d'après le style italien, luttent, avec infiniment de brio et d'adresse, à la dague et au manteau.

Cependant les deux frères, MM. Breittmayer, poursuivent, en savantes et habiles silhouettes, la reconstitution de l'histoire de l'escrime. En Jarnac et la Châtaigneraie, se servant de l'épée et du bouclier, d'après l'école italienne, ils figurent un assaut sous Henri II. Ensuite, le baron Rivet et le comte de Vissocq, en mignons, toujours d'après le style italien, luttent, avec infiniment de brio et d'adresse, à la dague et au manteau.


C'est le tour de l'école française, si correcte, si fine. A un siècle juste d'intervalle, Mme Mathilde Chevalier et M. Victor Gueldry nous donnent l'illusion de l'assaut qui eu lieu, le 8 février 1787, entre Saint-Georges et la chevalière d'Éon. C'est parfait, impeccable ; le salut, très plaisant à voir, de l'épée et du tricorne, est exécuté merveilleusement. La chevalière d'Éon, superbe de formes, en maillot noir, la jupe troussée sur le côté, force les applaudissements en une succession de belles attitudes d'armes. - Enfin, MM. Corthey et Vavasseur, qui représentent l'escrime moderne, croisent les fleurets ; et bientôt ce sont des bravos à faire crouler le cirque, tandis que, dans la loge du patron, à l'échelle au colombier d'où elles pourront regarder par un trou, grimpent encore deux « acteuses » qu'on ne savait plus où fourrer, quatre petons minuscules, quatre lestes mollets dont, sur la piste, des cliquetis de fer, - chanson antithétique, pimpante et farouche, de l'épée, - accompagnent le triomphe.



Mlle d'Yvrès monte Giralda, jument sauteuse ; après quoi, c'est une entrée de clowns par Mlles Brieges et Menty. Elles font des effets de maillots, les deux clownesses, à faire trembler de désir et de fièvre les mains des spectateurs, qui tous braquent les lorgnettes, vers Menty surtout, la blondinette, avec son corps maigre, mais si parisien. Molier se fait admirer par tous les connaisseurs dans la scie équestre, laïque et non obligatoire ; - Mlle Walberg présente, avec succès, Sabatka, cheval de haute école, et Yvanoff, sauteur ; - Van Huysen jongle avec des poids de cinquante kilos ; - M. Adrien Marie, déguisé en Cabrion qui porte en croupe Mme Pipelet, fait, à cheval, au galop, le portrait de la plus jolie femme de la société ; toutes se sont reconnues.


Et d'étranges musiciens, noirs comme ébène, entrent en procession sur la piste, habillés pittoresquement ; il s'accroupissent sur des tapis orientaux et susurrent des mélopées, pincent les cordes de leurs bendjos, frappent sur des peaux d'ânes, sifflent sur des flûtes de bambous. Descendue du chameau qui l'amena, une bayadère, Mlle Rivolta, ancienne danseuse de l'Eden-Théâtre, frèle sous les voiles de gaze, commence une danse d'almée, danse du ventre aux attitudes lascives, aux yeux perdus et blancs. Il a eu beaucoup de succès, le « Petit Louis », comme on appelait Mlle Rivolta, à seize ans. La tribu des Beny-ben-Ouville fait son vacarme sauvage, rythmique et continu ; et, les oreilles tendues, le museau en l'air, le chameau dodeline. Après de remarquables gymnastiques par MM. Rivet et Vavasseur, deux essais comiques sur le panneau et une lutte athlétique émouvante, voici un intermède par Mlle Dezoder, du Palais-Royal, et le dessinateur Gerbault, qui la face blême des décrocheurs d'étoiles, en son rôle de clown, s'est montré d'une vive originalité esthétique.


Le pénultième divertissement, Plumeau, est une manoeuvre inédite réglée par Molier ; les cavaliers, au nombres desquels l'inventeur de leurs costumes, Adrien Marie, dirigés par la toute ravissante miss Pâquerette, sont infiniment drôles lorsqu'ils chargent, le plumeau en avant, terribles. - Enfin M. Hubert de la Rochefoucault, en maillot vert tendre, va d'un premier trapèze à un second, d'un bout du cirque à l'autre, en faisant des sauts périlleux ; mais ce n'est pas étonnant qu'il arrive toujours à destination, avec une pareille adresse.
L'heure diabolique, minuit. Les bataillons de gommeuses et de hauts gommeux se répandent sur la piste ; l'étroit escalier légendaire qui mène aux loggias est pire que le couloir de l'Opéra, sous l'Horloge, les nuits de grand bal. Partout, ce sont des propos alertes, des aguichages galants, tandis qu'un nombreux domestique apporte, sur la piste même, le souper dressé par petites tables. Le champagne coule à flots, les rires carillonnent comme le vin pétille ; et le tableau est joli d'imprévu. D'ici, de là, des écuyers mondains, en culotte blanche et veste rouge, un flot de rubans bleus à l'épaule gauche, un clown en peluche rouge, un clown noir, un clown blanc, une Pierrette, les « sifflets d'ébène », que la poussière grise un peu, les femmes en toilettes décolletées, que le tourbillonnement des danses a, dans les coins, poudrées à frimas. Molier qui, par sa science consommée, a mis son amour du cheval à la mode, va de groupe en groupe ; on acclame, tous ensemble, le jeune directeur, qui annonce une surprise. « Mes enfants, comme vous avez été bien sages, on va vous montrer la lanterne magique. »



C'est, les couronnes de gaz presque éteintes, un défilé de scènes comiques de la Restauration ; et à mesure, M.*** les expliquent avec infiniment d'humour. Ensuite, ce sont les portraits des artistes, depuis le patron jusqu'au duc de***, en habit, gardénia à la boutonnière, « armé de pied en cap, dit le régisseur, non sans ironie, ptêt à partir pour la bataille des fleurs. » - La lanterne magique terminée, les danses reprennent à nouveau ; la fête est au mieux, si ce n'est au pire. Et je pense au chef-d'oeuvre que pourrait faire un peintre, un profond, un élégant artiste parisien, moderniste, amoureux de son époque, en refaisant – mais, cette fois, ce serait de la vraie vie superficielle, névrosée, surexcitante, - le seul tableau de Couture : les Romains de la Décadence. Gens de noblesse, de fortune, de talent, filles, tout cela est ici réuni, mérite, jeunesse, de beauté ; et – Balzac, mon vieux, tu auras fait ce chef-d'oeuvre – c'est une synthèse de la comédie parisienne.
Pour copie conforme : Félicien Champsaur.


La Revue Illustrée. Vol. 3, n° 37, 15 juin 1887. Illustrations d'Adrien Marie.
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