Alors que l'on célèbre les cinquante ans de la disparition d'Albert Camus, La Brèche revient sur l'œuvre du Nobel 1957 et sur les hommages unanimes dont il fait aujourd'hui l'objet.
Popularité d'une œuvre (et ses contreparties)
Il faut reconnaître à l'œuvre de Camus un mérite devenu rare : il est probablement l'un des plus lus des auteurs du siècle dernier, en particulier du fait de son inscription quasi-permanente aux programmes de l'éducation nationale. Et si cette œuvre-là est lue, en particulier sur les bancs des établissements du secondaire, c'est qu'elle est accessible, ce qui est également un mérite certain. Les Français sont familiers avec les livres de Camus, et les grands thèmes qu'ils exploitent à travers les deux fameux « cycles », celui de l'absurde et celui de la liberté, ou de la révolte. Camus offre une synthèse simple sur ces deux grands thèmes modernes. Les influences qui s'exercent sur Camus sont généralement transparentes, souvent même revendiquées (Dostoïevski, Kafka, Jean Grenier, René Char), parfois aussi négligées (comme celles pourtant évidentes de Malraux ou d'Albert Memmi dont La statue de sel, préfacée par Camus, évoque irrésistiblement Le premier homme).
Un détournement malvenu
L'unanimité des hommages à Camus est forcément un peu le résultat de cette simplicité et des défauts qu'elle induit. Albert Camus est depuis bien longtemps un auteur populaire, qui ambitionnait d'ailleurs d'écrire pour le public mêlé des théâtres et dont le Caligula révéla Gérard Philipe en 1945. Depuis les polémiques avec Sartre et les existentialistes, depuis le Nobel, depuis la mort en 1960, les ventes de Camus n'ont guère faibli. L'étranger demeure le livre le plus vendu en format poche (6,7 millions d'exemplaires au total), et ses nombreuses traductions en font l'un des textes français les plus connus et respectés, comme l'illustrait de façon amusante sa présence parmi les lectures revendiquées par George W. Bush, lorsque ce dernier voulut se forger une image respectable lors de son deuxième mandat.
Mais il serait injuste de faire reposer ce consensus sur la seule responsabilité de Camus. Ce cortège de noms si surprenants, parce que si étrangers à la pensée de Camus et à ses convictions, est bien un peu indécent (on oserait dire absurde), lorsqu'on en vient à Georges-Marc Benamou, Alain Finkielkraut ou bien, donc, Nicolas Sarkozy. Et cette indécence se révèle justement, peut-être, par la volonté d'un hommage officiel, la fameuse « panthéonisation ». La rareté de ce rituel républicain, qui n'est en rien subie mais de plus en plus recherchée (plus de 200 caveaux sont disponibles et la place est encore plus grande pour les simples inscriptions), n'en a pas accru la valeur. En revanche chacun perçoit aujourd'hui combien les choix successifs dessinent aussi le profil des « éliminés », des grands hommes auxquels la Patrie, ou du moins ceux qui la représentent, ne veulent pas témoigner leur reconnaissance, fait d'autant plus significatif en ces temps de débat sur l'identité nationale. Faire entrer aujourd'hui Camus au Panthéon, c'est donc refuser cet honneur à Sartre. Ce choix-là, il ne devrait revenir à personne de le faire. Pourtant, c'est aussi ce sens-là qu'acquiert la proposition de Nicolas Sarkozy, qui s'inscrit à ce titre dans le mouvement de « liquidation » de mai 68. Effectivement, en 68, Camus n'était plus là pour prendre position.
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