Les leurres numériques de François Martinache

Publié le 04 janvier 2010 par Blogcoolstuff


L’artiste François Martinache m’a récemment fait l’amitié de m’inviter à rédiger une présentation de son travail en vue de la publication d’un catalogue lui étant consacré. Ce catalogue étant dorénavant disponible (F. Martinache, Les leurres numériques, éd. Presses Universitaires de Valenciennes), je me permets d’en publier la préface sur Some Cool Stuff.
"Adepte de la création assistée par ordinateur, autrement appelée « art numérique », on aura tôt fait de classer François Martinache parmi les représentants d’un modernisme débridé, voire même d’une forme de post-modernisme dont notre XXIème siècle balbutiant aurait d’ailleurs encore à dessiner les contours.
Sans même parler du contresens qui consisterait à confondre moyens techniques et démarche artistique, c’est pourtant bien plus à certains penseurs du XIXème siècle qu’aux innombrables chantres actuels de la high-tech que les œuvres de François Martinache font écho. Toutes posent en effet la question ontologique (entendue au sens classique d’étude de l’être en tant qu’être et non dans son acception contemporaine liée aux sciences informatiques) au cœur de leur dispositif plastique et toutes semblent l’aborder sous l’angle organiciste : ici chaque élément de la « toile » s’impose dans sa relation aux autres organes constitutifs de l’ensemble de telle sorte que, quelle que soit par ailleurs la nature de leurs relations réciproques, ils interagissent entre eux pour faire exister (et le cas échéant périr) ce qui est. Tout est là question d’équilibre et François Martinache s’emploie précisément à le mettre systématiquement en péril : qu’un organe vienne à prendre le pas sur son voisin, à se désolidariser de celui-ci, à remettre en question sa fonction au sein de l’organisme et c’est soudain l’existence elle-même qui se métamorphose, s’adaptant tant bien que mal à ses nouvelles règles internes et offrant ainsi le spectacle de la vie en train de se faire, de se réinventer perpétuellement dans le seul but de continuer à être.



C’est dire que c’est à un spectacle éminemment visuel que nous invite l’artiste. Ici ça s’entrechoque, ça dégouline, ça se télescope, ça fusionne, ça éclôt et ça se décompose. L’existence n’est plus seulement un concept mais une réalité tangible qui se donne à voir, un magma d’énergies dont il nous est loisible de scruter les perpétuelles métamorphoses et d’observer la dynamique interne.
Quant à savoir quelle est la nature exacte de ces organismes dont l’existence nous est montrée, c’est là un point que François Martinache se garde de trancher. On devine que chaque organisme dépeint n’est jamais lui-même qu’un des multiples organes d’un organisme autre qui le comprend. L’organicisme se fait cosmogonie : ce qui vaut pour toutes formes de vie vaut pour l’homme et ce qui vaut pour l’homme vaut pour l’univers. Les compositions de François Martinache sont en conséquence autant de jeux d’imbrications, de liens, de parcours, de jonctions permettant à chaque organe de participer à la destinée d’un organisme qui le dépasse et qui cependant ne pourrait être – ou tout au moins ne pourrait être en l’état – sans la participation de tous.



Poser la question de ce qui est c'est aussi, pour François Martinache, une manière de s’interroger sur sa propre pratique artistique. Les « leurres numériques » ne sont jamais, de ce point de vue, qu’une des modalités possibles de la mimesis entendue comme leurre artistique : ce qui est c’est aussi ce qui semble être, ce qui nous est donné à voir comme étant ou comme pouvant être... Ce que l’on voit dans l’ensemble des compositions présentées par l’artiste ce sont les coups de pinceaux, les variations du trait, les épaisseurs des matières, la variété des matériaux accumulés et partiellement superposés, comme collés les uns aux autres, les uns sur les autres. Ce qui est c’est un ensemble d’impressions photographiques contrecollées sur aluminium et chimiquement associées à un revêtement plexiglas transparent, une série de compositions conçues à base de calques informatiques, lesquels proviennent eux-mêmes de carnets de croquis virtuels, dessinés à la palette graphique.
Pour retrouver le geste du peintre, il aura en effet fallu à François Martinache se libérer de ce qui constituait depuis toujours son attirail de plasticien et s’affranchir des différentes peintures, des divers matériaux et des multiples produits chimiques grâce auxquels il composait depuis toujours ses œuvres dont il s’attachait déjà tout particulièrement à faire apparaître les différentes strates de constitution et la nature des matériaux utilisés, au besoin en leur faisant subir de multiples traitements (usure, abrasion, froissement, déchirure…). Le processus était devenu trop lourd et pour tout dire inapproprié, le rapport avec ce qui est (et donc avec ce qui est à montrer) par trop médiatisé. Pour retrouver le geste du peintre, il aura fallu à François Martinache abandonner la peinture.
Aujourd’hui ses œuvres font coïncider par transparence ce qui doit être vu et la manière dont cela est donné à voir. Signifiés et signifiants tendent à se confondre : les multiples calques dont l’association, aussi complexe que supposée inaltérable, forme l’œuvre constituent eux-mêmes une expression tangible de ce qui est."

Translation (by Mélissa Omerberg)
"A devotee of computer-assisted creation, otherwise known as “digital art,” François Martinache was considered early on to be one of the exponents of an unbridled modernism or even a form of post-modernism that is only just being defined in these early days of the 21st century.
Without even mentioning the mistake it would be to confuse technical means with an artistic approach, Martinache’s oeuvre equally reflects the work of certain 19th-century thinkers and countless contemporary high-tech enthusiasts. All of his pieces, in fact, pose the ontological question (understood in the traditional sense of the term, i.e., as the study of the being as being, not in its contemporary usage as it applies to computer science) that lies at the heart of their visual framework, and they all seem to approach it from the organicist angle: each element of the “canvas” is essential to the other aspects, or “organs,” that make up the whole so that—regardless of the nature of their reciprocal relations—their interaction brings out (and sometimes destroys) what is. It’s all a matter of balance, exactly what Martinache is systematically striving to undermine. If an “organ” succeeds in overriding its neighbor, desolidifying it and calling into question its function within the organism, then suddenly existence itself undergoes a metamorphosis, adjusting as best it can to its new inner rules and thus offering the spectacle of life in the process of being created, perpetually reinventing itself for the sole purpose of continuing to be.

In other words, the artist is inviting us to witness an eminently visual performance. Here elements collide, there they drip, there again they intermingle, merge, take shape, decompose. Existence isn’t just a concept but a tangible reality that endeavors to be seen, a jumble of energies whose perpetual metamorphosis can be scrutinized and whose inner dynamic can be observed.
As for the exact nature of these organisms whose existence we are being shown, that’s a point that Martinache is wary of resolving. One guesses that each painted organism is in itself only one of multiple organs of a larger organism that is different from what we understand it to be. Organicism becomes a cosmogony; what is true for all life forms is true for man, and what is true for man is true for the universe. Martinache’s compositions are consequently made up of oh so many interwoven parts, connections, paths and junctions that allow each organ to participate in the destiny of an organism that transcends it and yet could not exist—or at least, not in the same state—without the participation of all of them.

For Martinache, asking what “is” is also a way to examine one’s own artistic practices. From this standpoint, digital “illusions” can only be one of the possible modalities of the mimesis understood as an artistic “illusion”: what “is” is also what seems to be, what we are able to see as existing or capable of existing.… What we see in all of the compositions presented by the artist are brushstrokes, variations in color, thicknesses of materials, the variety of the materials that have been amassed and partially superimposed, as though glued to one another and on top of one another. What “is” is a series of photographic impressions mounted on aluminum and chemically bonded to a transparent Plexiglas cover; a series of compositions designed using computer images which themselves come from virtual sketchbooks, drawn with a graphic palette.

To recapture the gesture of the painter, Martinache had indeed to free himself from what had always been his modus operandi as a visual artist, and to liberate himself from the different paintings, various materials and many different kinds of chemicals he had always used to compose works in which he painstakingly endeavored to bring out the different strata and nature of the materials used, subjecting them, when necessary, to a variety of processes (wear, abrasion, crumpling, tearing, etc.). This had become too cumbersome, if not inappropriate; the relationship with what is (and thus with what is to be shown) had become too mediatized. To recapture the gesture of a painter, Martinache had to abandon painting.
Today, the transparency of his work combines what should be seen with the way in which one is allowed to see it. Signs and signifiers tend to be jumbled; the many layers whose combination—as complex as it is presumably unchanging—constitutes the work represent, in their own right, a tangible expression of what is."