Le Monologue d’Adramélech

Publié le 17 décembre 2009 par Belette

C’était un jeudi soir, à 19h, au Théâtre de la Bastille. Pendant une heure, Jean-Yves Michaux dit le monologue extrait du Babil des classes dangereuses, avec une pierre, un tabouret, une casquette et les peintures de Valère Novarina en guise de décor.



Mots inventés, effets d’accumulation, jeux de langue… Si le comédien est tout à fait impressionant par sa diction, sa faculté d’épouser plusieurs rôles en un, ses regards, d’une très grande intensité, le texte est parfois difficile d’accès. Il oscille entre le dessin d’histoires (un facteur, une enfance…) et la poésie langagière pure, qui exige du spectateur un retrait du signifié vers le signifiant. Ce dernier essaye de comprendre, s’aperçoit qu’il n’y a rien à comprendre, se concentre sur les sonorités et les échos, pour enfin se rendre compte qu’un nouveau sens émerge. C’est un monologue à plusieurs voix qui pourrait aisément être monté comme un dialogue, mais ce n’est précisément pas l’objet de Valère Novarina. Ici, le langage s’auto-engendre, le flux est fait pour ne jamais s’arrêter, d’où l’importance de la respiration chez l’acteur. Jean-Yves Michaux ne donne pas l’impression de sortir les mots, mais d’« être sorti » par les mots, c’est-à-dire de naître aux mots, d’être prononcé par eux en même temps qu’il les prononce. Cependant, difficile pour le spectateur d’être pris dans ce nouveau rapport au langage, qui devrait à mon avis être appréhendé comme un jeu, et non comme un effort. Pour cela, les peintures enfantines de Novarina auraient pu servir d’indice, mais elles ne sont quasiment pas utilisées dans la mise en scène !

Les problématiques du dramaturge sont présentes : le langage familier, maternel, régional par rapport au langage courant, étrangéisé, les pouvoirs de ce langage, la ponctuation, l’acteur et son rapport à un public qui n’est pas un troupeau mais une juxtaposition d’individus… Le théâtre est envisagé comme une force de frappe qui ouvre le spectateur dans son individualité : l’un peut rire quand l’autre pleure. Ici, chaque mot renvoie le spectateur à son lexique intérieur, le touchant d’une manière forcément imprévue et singulière. Novarina dit voir le patron du théâtre sous les traits de Saint-Sébastien. Le langage est une force séparatrice, qui nous a rendu inadhérent au monde. Tout le travail du théâtre consiste alors à écouter la langue, à comprendre que « les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux » (René Char). Contre la sclérose du langage, il entend retrouver sa poétique en conscientisant le rapport que nous entretenons avec lui : le rendre matière devant nous, lui restituer son étrangeté, comme une ombre portée sur le monde. Au théâtre, on vient s’étonner d’être des animaux parlants. L’acteur doit donc être attentif à son propre rapport à la langue, et notamment au silence entre les mots, c’est-à-dire à la respiration.

Mais il est difficile de mettre en oeuvre une poétique qui, si elle est extrêmement intéressante, trouve son origine dans un ressenti qui n’est pas nécessairement partagé. On doit pouvoir y accéder à l’épreuve de la scène, mais dans la petite heure accordée au spectateur, c’est malheureusement bien moins évident.