Ou l'irrésignation, Benjamin Fondane, de Jérôme Thélot (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

 Benjamin Fondane a été arrêté avec sa sœur par la police française le 7 mars 1944 et, après une brève détention à Drancy, a été envoyé au camp d'Auschwitz-Birkenau où il est mort dans une chambre à gaz. Une exposition lui est consacrée depuis le 14 octobre 2009 (jusqu'au 31 janvier) au Mémorial de la Shoah (17 rue Geoffroy l'Asnier, Paris, 75004). Ce juif roumain né en 1898, installé en France à partir de 1923, naturalisé en 1938, était notamment lié à Man Ray et Georges Ribemont-Dessaignes ; il devint un disciple de Léon Chestov après sa rencontre en 1924(1) avec le philosophe. Il reste peu lu alors qu'une partie importante de son œuvre n'est pas du tout inaccessible(2). Le court essai de Jérôme Thélot vient à son heure, qui met en lumière l'absence de séparation chez Fondane entre l'activité du poète et celle du philosophe.
  Le « pauvre poète mal instruit » qu'était Fondane était éloigné des études philosophiques jusqu'à ce qu'il connaisse Léon Chestov. S'il est devenu son disciple, et qu'il s'est alors donné une formation solide, en autodidacte passionné, c'est qu'il reconnaissait dans cette pensée ce qui l'animait : non pas l'équilibre et la raison de la philosophie grecque, mais l'inquiétude, l'insatisfaction, la "fidélité à l'esprit prophétique", à la tradition de Jérusalem. Le refus de l'ordre de la raison, c'est le fil de l'œuvre de Fondane, et c'est pourquoi l'idée de la finitude lui était intolérable. Jérôme Thélot insiste sur l'« indignation » qu'exprime le poète, son « insoumission  » constante devant le caractère inéluctable de la mort. Faudrait-il interpréter cette position comme une «  extravagance » ? Sans doute, si l'on pense négligeable, hors de propos, le « droit absolu à l'absolu ».
  Lecteur de Tzara, défenseur d'Artaud (peu le furent dans les années 1930) et du Grand Jeu, Fondane, dans sa poésie comme dans ses essais, n'est pas adepte du "bon sens". Ce qui importe et qui fonde sa démarche, c'est que pour lui les individus « sont réellement, étant chacun la Réalité de toute réalité », qu'il est primordial de vivre la « vie vivante », de ne pas laisser « l'empire du Savoir » étouffer la vie. De là la volonté de défendre une extrême subjectivité dans tous ses écrits. Jérôme Thélot insiste sur les « appels à l'absurde, défis au savoir et vitupérations contre la loi », et analyse la complexité de ce qu'entendait Fondane par "conscience malheureuse" ; on se reportera à ces pages très précises qui expliquent comment le malheur — le malheur de mourir — est la « modalité originaire de l'expérience vécue ». L'existence n'est pas du même domaine que la pensée, poursuit Jérôme Thélot, et le langage, donc, ne conduit pas au vrai ; c'est pourquoi « L'impossible est le plus nécessaire — c'est le tragique de notre condition. L'impossible : de remonter à l'innocence par-delà le langage ». De là, écrivait Fondane : « le cri est la méthode », il faut vivre la « vie vivante » et la poésie comme un « donné existentiel » et non comme un objet d'art. Et ne jamais imaginer que l'on a "trouvé", que l'on "sait" : « Chercher était pour lui plus qu'une nécessité ou une hantise, chercher sans désemparer était une fatalité »(3)
  L'essai se poursuit par deux postscriptum, sur la construction de La conscience malheureuse et sur la réception de l'œuvre de Fondane, qui reste à étudier. Il faudrait aussi parler de la prose de Jérôme Thélot, dont le rythme est en accord singulier avec l'objet d'étude — les derniers mots, à propos de l"impossible de Fondane : « Ce qu'il y a en nous de divin — notre horreur de la mort, notre désespoir et notre faim d'exister — dans cette déraison se reconnaît et seréjouit ».

Contribution de Tristan Hordé
Jérôme Thélot
Ou l'irrésignation, Benjamin Fondane
éditions fissile, 2009
8 €


1 On trouvera tous les renseignements bio et bibliographiques utiles sur le site voué à Benjamin Fondane et l'on consultera également l'entrée "Benjamin Fondane" sur le site des éditions Verdier ; pour aller plus avant, lire les Cahiers Benjamin Fondane, édités depuis 1994 et dirigés par Monique Jutrin.
2 Les éditions Verdier ont réédité en format de poche ses poèmes, Le mal des fantômes, avec un texte liminaire d'Henri Meschonnic (2006), les Écrits pour le cinéma (2007) et son essai majeur, La Conscience malheureuse, édité, présenté et annoté par M. Carassou, R. Fotiade, N. Monseu et O. Salazar-Ferrer (2009). D'autres titres ont été publiés depuis une quinzaine d'années (voir note (1)), notamment le passionnant Baudelaire et l'expérience du gouffre, étude posthume (1947).
3
Cioran, "Benjamin Fondane, 6 rue Rollin", dans Exercices d'admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 156-157 ; on lira dans ce chapitre une belle description du visage de Fondane, citée par J. Thélot.