CRACUS - Légende Historique

Par Mafalda

Non loin de la Vistule on voit encore aujourd'hui une haute montagne, appelée Wavel, dont une des cavernes servait jadis, dans les temps les plus reculés de l'histoire légendaire, de retraite à un dragon qui ravageait le pays, dévorant tout ce qui se trouvait sous ses pas : brebis, chevaux, enfants, les hommes eux-mêmes. Toute la contrée était dans une profonde désolation, et tel était l'effroi de la population, que personne n'osait plus sortir de sa demeure. En vain, on avait tâché de combattre le fléau. Plus d'un songeait à émigrer pour aller chercher ailleurs la sécurité ; mais lorsqu'on se rappelait tous les efforts qu'il avait fallu mettre en oeuvre pour s'établir là, on ne pouvait se décider à quitter ce coin de terre où l'on était né, que l'on avait péniblement défriché à la sueur de son front. Le sol que baigne la Vistule est, au reste, d'une grande fertilité, la terre y donne en abondance des produits de toute nature. Aussi, malgré les maux qu'ils avaient à souffrir, les habitants ajournaient-ils de semaine en semaine leur départ, cherchant ensemble un moyen de défense et de salut.
Un jour qu'ils avaient, en assemblée publique, longtemps délibéré sur ce sujet, un d'eux conseilla d'apaiser le monstre en lui offrant quelque proie qui lui fût agréable. "Donnons-lui, dirent-ils, à dévorer chaque année une des plus belles filles du pays."
Cette proposition fut d'abord repoussée avec horreur, mais quand on se fut avoué qu'il n'y avait pas d'autres ressources et qu'à ce prix seul on pouvait acheter la tranquillité, on se rangea de cet avis. Il fut donc convenu qu'après les travaux des champs on convoquerait toutes les jeunes filles en un même endroit.
Au jour indiqué, elles se trouvèrent au rendez-vous, parées comme pour célébrer la fête de Marzama, déesse à laquelle il était d'usage d'offrir des présents de toute nature afin qu'elle rendît la saison favorable et chassât les fléaux qui pouvaient menacer la contrée. Les vieillards s'étaient assis au pied d'un arbre pour choisir la jeune fille la plus belle. Toutes passaient devant eux, tremblantes d'émotion et croyant qu'on allait donner une couronne à celle qui l'emporterait en beauté sur ses rivales. Rougissantes, baissant la tête, elles défilaient sous les regards des juges. Elles étaient ornées de leurs plus riches vêtements, de leurs plus gracieuses parures, des fleurs dans les cheveux, un collier de perle ou de corail au cou.
Le cortège se déroulait lentement. Tout à coup, il y eut une halte. Deux jeunes filles, deux amies, s'étaient arrêtées devant les vieillards. Elles étaient unies depuis leur enfance, partageant leurs jeux et leurs joies, n'ayant point de secrets entre elles. L'une était la fille d'un veuve riche ; l'autre, au contraire, était orpheline, ayant perdu son père et sa mère et n'ayant plus aucun parent. Elles portaient le même costume : un corsage bleu, une jupe plissée, un tablier de couleur voyante. La jeune fille riche avait un collier d'ambre, la petite pauvresse pour toute parure avait enfilé des baies rouges qu'elle s'était attachées au cou.
Leur vue éblouit les spectateurs.
- Elles sont ravissantes, s'écria l'un des vieillards. Notre choix doit irrévocablement se fixer sur l'une ou l'autre.
- C'est d'elles que nous attendons notre salut. Il faut que l'une d'elles se sacrifie au salut de nous tous.
Etonnés de ces paroles, Bojenna et Slava, - c'étaient les noms des deux jeunes filles, - demeurèrent un instant interdites, puis, comme si elles obéissaient à un pressentiment, elles voulurent prendre la fuite, mais le plus âgé des vieillards les retint.
- Voisins, s'écria-t-il, décidons-nous ; toutes les deux sont également belles, laquelle faut-il choisir ?
Il ne se trompait pas. Bojenna était d'une beauté remarquable ; elle avait les yeux noirs grands et brillants, les dents d'une blancheur d'ivoire. Ses cheveux de jais pendaient en longues boucles soyeuses jusqu'à terre. Slava avait les yeux bleus, la chevelure blonde, pareille aux rayons du soleil et retombant en tresses sur ses épaules. Tous les regards se fixaient sur elles, on ne savait à quoi se résoudre. Enfin l'un des assistants dit :
- Ne vaudrait-il pas mieux les garder toutes les deux ? Nous les mènerons à l'entrée de la caverne. Le monstre lui-même prendra celle qu'il préfère.
Saisies de frayeur, les jeunes filles demandèrent où était cette caverne dont on venait de parler.
- Et de quelle caverne peut-il être question, si ce n'est celle du dragon ? répartit un des vieillards.
- Mais dans quel dessein voulez-vous nous conduire à cet antre redouté ? disaient-elles d'une voix tremblante, tandis que la pâleur couvrait leur visage effaré.
- Nous voulons être affranchis des cruautés du monstre, reprit le vieillard avec autorité.
- Et comment espérez-vous, disaient-elles, vous y soustraire.
- Nous ne voulons pas qu'il dévore nos bestiaux, répondit le vieillard.
- Mais comment l'en empêcherez-vous ? balbutièrent-elles.
- Vous le saurez bientôt. Pour le moment votre devoir est de nous obéir sans nous interroger.
Pendant ce temps, les autres jeunes filles avaient continué de défiler et étaient arrivées à un petit bois où elles s'arrêtèrent. La veille on avait fait de nombreux préparatifs pour la fête qui avait lieu aux approches du jour de l'an et au jour même qui correspond à la Noël. La mère de Bojenna avait pris part à ces apprêts. Les gâteaux de miel, les petits cochons de lait, les laitages étaient prêts. Elle n'attendait plus que le retour de sa fille. Mais celle-ci n'arrivait point. Impatiente, elle courut à sa rencontre. Ne la voyant pas, elle allait rebrousser chemin, lorsqu'elle entendit des cris, des lamentations. Il n'y avait pas à en douter : c'était bien sa fille qui appelait au secours. Elle arriva en courant à l'endroit où les deux jeunes filles étaient liées à l'arbre et les trouva tout en larmes.
Lorsqu'elle apprit que les deux victimes étaient destinées à être livrées au monstre, elle poussa un grand cri et faillit s'évanouir :
- Ma fille ! livrée à ce dragon ! Ah ! périsse le pays plutôt que de laisser commettre ce crime !
Tout en poussant ces exclamations, elle cherchait à défaire les liens, mais sans pouvoir y parvenir. Sur ces entrefaites, le plus âgé des vieillards, après l'issue de la délibération, s'approcha de l'arbre, avec l'intention d'emmener les deux jeunes filles, de les conduire dans sa demeure et les y garder à vue jusqu'au lendemain, puis de les mener à la caverne. La mère s'efforça de lui arracher Bojenna, et n'ayant point d'arme, elle ramassa une poignée de sable qu'elle lança dans les yeux du vieillard. Aveuglé, il ne put résister, mais il essaya de calmer la pauvre femme qui s'était jetée sur lui et lui serrait la gorge des deux mains comme dans un étau.
- Je veux que l'on délie ma fille, je l'exige ! criait-elle.
Il répondit par un ricanement.
- Quel mal lui avons-nous fait ? dit-il.
- Quel mal ? Vous voulez la livrer au dragon.
- Qui vous l'a dit ?
- Vous ne me tromperez pas.
Voyant que toute feinte était inutile, il se dit : "Peut-être ferais-je mieux de lui rendre sa fille, aussi bien le monstre ne réclame qu'une seule victime." Puis, s'adressant à la femme :
- Mets la main dans ma poche, tu y trouveras un couteau avec lequel tu pourras couper toi-même les liens.
Avec une grande précaution, mais sans cesser de se méfier et sans déesserrer l'une des mains qui étranglait le vieillard, elle prit le couteau de l'autre main, puis elle s'élança d'un bond vers l'arbre et en un clin d'oeil les liens de sa fille furent coupés. Avant que le vieillard eût eu le temps de se raviser, elle avait pris la fuite avec Bojenna.
- Et Slava ? cria la jeune fille, lançant à sa mère un regard suppliant.
Mais sa mère ne l'écoutait pas et l'entraînait. Bojenna, elle-même, dominée par la terreur, se contenta de jeter tristement un regard d'adieu à son amie et se laissa emmener sans résistance.
Se voyant délaissée, Slava pleurait. Elle s'était crue si proche de la délivrance et maintenant elle était abandonnée à jamais. Ses pensées se portaient vers son passé, elle songeait à sa mère, à ses soeurs, qui étaient mortes et que sans doute elle allait revoir dans un monde meilleur et cette espérance lui rendait moins cruelle la perspective de la mort. Pendant ce temps, Bojenna et sa mère avaient atteint leur cabane. En voyant leurs larmes et leur frayeur, les femmes et les jeunes filles, attroupées devant l'habitation, les interrogèrent avec anxiété. Alors on apprit le complot des vieillards ; les mères serraient avec effroi leurs enfants sur leur coeur, dans la crainte qu'on ne vînt les leur enlever.
- Pauvre Slava ! disait-on. Elle n'a personne qui s'intéresse à elle, personne qui songe à la secourir !
Parmi les jeunes gens mêlés à la foule, il y avait un apprenti cordonnier, nommé Skouba. En entendant ce qui s'était passé, il ne douta pas un seul instant que les vieillards ne missent leur projet à exécution. Il s'empara d'un grand couteau et se dirigea vers l'endroit où la jeune fille attendait le supplice. Mais quelle ne fut pas sa stupéfaction en ne trouvant pas Slava ! Le vieillard l'avait déjà emmenée et enfermée chez lui. Le pauvre Skouba courut à cette demeure. Il se jeta aux genoux du vieillard, et le supplia de donner la liberté à Slava. Mais toutes ses prières furent inutiles. Le vieillard lui déclara qu'il ne pouvait délivrer la jeune fille ; il ne faisait qu'exécuter la volonté du conseil de la contrée ; il ne pouvait refuser d'obéir, sous pein de s'exposer lui-même à la mort sans sauver la victime. Skouba se retira, mais il ne désespéra pas.
- Le seul moyen, se dit-il, c'est de tuer le dragon, mais pour accomplir ce dessein, je n'ai d'autre arme que la ruse. Eh bien ! j'y aurai recours.
Il imagina alors de prendre une peau de mouton, de la remplir d'arsenic, et de l'offrir au dragon qui la prendrait pour un animal vivant, quand le monstre quitterait au matin sa caverne pour chercher pâture, comme de coutume. Restait à savoir comment Skouba pourrait s'emparer d'un mouton, d'un agneau, et où il trouverait de l'arsenic. Skouba était pauvre, il n'avait aucun argent qui lui permit d'acheter ce dont il avait besoin pour réaliser son projet.
- Ah ! se dit-il, à quoi bon imaginer des expédients, si je ne puis les mettres à exécution !
Il demeurait pensif, jetant ses regards autour de lui, quand ses yeux s'arrêtèrent sur une maison qui s'élevait au loin sur une colline. C'était la demeure d'un très bon et très riche seigneur qui s'appelait Cracus et qui s'était établi dans cette contrée avec toute sa famille. A la vue de cette habitation, l'espoir entra dans le coeur de Skouba ; il courut vers la colline et se précipita tout ahuri dans la salle où Cracus se trouvait. Il tomba à genoux et s'écria :
- Bon seigneur, secourez l'orpheline ! Si vous ne le faites à l'instant, elle sera dévorée par le monstre.
Alors l'apprenti cordonnier raconta brièvement comment la jeune fille avait été garrottée, puis enfermée ; puis il expliqua ce qu'il avait projeté pour faire périr le dragon. Cracus l'écoutait, sans l'interrompre, avec la plus vive attention. Il eut pitié du chagrin du jeune homme et du malheur de toute la contrée, et acquiesça au désir de Skouba. Il ordonna sur le champ à ses gens de tuer un mouton, de le dépouiller de sa peau et de la remplir d'arsenic. Quand cet orde eût été exécuté, l'apprenti cordonnier porta la peau à l'entrée de la caverne du dragon, et ce qu'il avait prévu eut lieu.
A peine le monstre fut-il sorti de son antre, qu'apercevant la peau du mouton, il fondit sur la proie et la dévora avec avidité. Bientôt le feu brûla ses entrailles. Il se traîna en rugissant jusqu'au bord de la Vistule, plongea sa gueule dans le fleuve et avala une énorme quantité d'eau. Mais tous ses efforts furent vains. Au bout de quelques instants, l'affreuse bête, qui était naguère la terreur de la contrée, expira. Balayant la terre de sa queue, en proie à une agonie épouvantable, vomissant des flammes, le monstre fut entièrement consumé.
Quand les vieillards arrivèrent, conduisant l'infortunée Slava, le dragon était mort.
Le pays, pour témoigner sa reconnaissance à Cracus, le prit pour roi. Cracus fit bâtire un château sur la montagne de Wavel qui avait été habitée par le monstre. De nos jours encore on y montre la caverne du dragon. Ensuite Cracus fit construire autour de la caverne une grande ville à laquelle on donna, en mémoire du libérateur, le nom de Cracovie. Cette ville fut la résidence du roi de Pologne.
Quant à Skouba, il ne resta pas sans récompense : il épousa la belle Slava.

I. J. KRASZEWSKI - 1890