Jours / Tage, d'Antoine Emaz (lecture de Tristan Hordé)

Par Florence Trocmé

 Jours recouvre en 13 ensembles une durée d'un peu plus d'un an, du 17 mars 2007 au 9 juin 2008 ; les dates ne font pas du livre un "journal", mais renvoient à des moments d'écriture dispersés. Dans ces ensembles, le premier et le dernier contiennent un poème relativement long (respectivement 8 strophes de 4 vers et 12 strophes de 3 vers), forme inhabituelle dans l'œuvre d'Antoine Emaz. Quant aux motifs du livre, ils s'organisent à partir d'un événement central, la mort de la mère : elle suscite des images du passé, elle oblige à s'interroger sur la finitude ; plus : elle contraint à questionner ce qu'est la poésie devant (?) la mort. Ajoutons qu'une image tient ensemble les thèmes, celle du vide, de l'absence qui ronge la « masse tranquille » des jours ; le mot "vide" lui-même apparaît à plusieurs reprises, seul ou non (« la tête chambre vide », « vide à dire »), accompagné de toute une série de termes liés à la même notion ; notamment : mur blanc, nuit blanche, sommeil, effacement, rien.
La première mention de la mère est sous la forme d'une image de son visage, d'une image sans vie, prise dans un anonyme photomaton, sans même les couleurs du vivant. Personne ne l'a alors regardée et c'est une image morte d'avant la mort, ce que répète le vocabulaire et la reprise de la consonne : « inerte image / momie maman / muette ». C'est ensuite la mère à l'hôpital avec le lit, ou le fauteuil, ou le déambulateur, lieu à la fois rassurant — rien ne peut arriver dans cet espace restreint —, et inquiétant — la maladie impose l'immobilité, le retrait, la coupure d'avec l'extérieur, ce que suggère la seule action possible : baisser ou lever le volet avec une manette. la parole n'existe qu'au cours de la "visite", moment où le "je", quasiment absent dans les livres d'Antoine Emaz, apparaît : c'est celui de la mère, qui se plaint de tous ces vivants restés dans le monde, qui rappelle tous les interdits de l'hôpital (ne pas fumer, ne pas boire de bière) et refuse la fin proche. La fin proche d'une vie « sans histoire » — vision beckettienne — qui renvoie le sort de la mère au drame collectif :
une longue vie sans trace aucune
sauf dans quelques mémoires
qui se perdent
un rouage édenté tourne à vide
patine
d'autres s'activent sur al chaîne
s'exténuent
d'autres se préparent à s'activer
s'exténuer
ça continue
Dans les derniers jours, le corps de la mère semble se vider de sa substance, de sa voix, comme s'il allait progressivement s'effacer. Après sa disparition la nuit — le temps du vide —, devenue « momie neutre », c'est l'enterrement, le cimetière ; il y a un contraste fort entre la manière dont est décrit le travail du fossoyeur pour descendre le cercueil dans la fosse — la phrase est construite classiquement —, et ce qui est ressenti ; les mots sont alors juxtaposés, simplement introduits par c'est : « maintenant c'est simple seul / calme silence tranquille / et large lumière faible / l'hiver / les tombes ». Le jardin, lieu de la paix dans la symbolique d'Antoine Emaz, devient le lieu du repos éternel. Une vie achevée, une « fin d'histoire » : que reste-t-il ? Tout se perd, l'espace personnel de la mère est transformé, et rien autre que des images ne subsistera pour quelques proches ; « on se dit que c'est », plus loin : « encore vivre / quoi / vivre » et : « c'est », titre d'un recueil d'Antoine Emaz paru en 1992.
La finitude ne peut se penser — « d'évidence / le tas d'os / ne va pas de soi » —, seulement les atteintes du temps, l'usure des corps semblable à celle des choses puisqu'ils sont « amas de cellules », « molécules / en sac de peau », et qu'ils finissent par n'être qu'un « grand vrac de cadavres ». Cependant, la longue hospitalisation et la mort au bout ont agi comme un "activateur" de mémoire. Mais ce qui remonte à la surface des jours anciens, ce sont des couches sans lien entre elles, pas plus apparemment qu'avec le présent ; ce sont des gestes, des bruits, des couleurs, des cris, sans continuité. « Bloc » insécable du « trou noir de mémoire», de la « mémoire noire », qui livre des images non sollicitées, sans rien de lyrique comme on imagine les souvenirs : « [...] c'est masse caillou cœur obscur posé tombe de basalte ou marbre noir charbon ardoise mais / bloc / poussier aggloméré collé compact », « crasse ». Ce n'est qu'après la disparition de la mère que le vide est perçu autrement, que le refus du "rien" est affirmé, notamment avec le souvenir d'un objet de l'enfance, une boule de verre avec Tour Eiffel dans laquelle la neige tombe indéfiniment ; tout se passe alors comme si la lourdeur du passé s'atténuait : le ciel n'a plus la couleur de la cendre, et s'impose
l'air sans poids la transparence étale
du jour enfin dedans dehors lavés
à grande eau par la lumière le ciel le calme
enfin

Cette dernière strophe du livre appartient au second long poème, 12 strophes de 3 vers dont la forme ne s'éloigne pas de la métrique "classique", ce qui est inhabituel dans l'œuvre.
Le premier long poème (8 strophes de 4 vers), dans l'ensemble qui ouvre le livre, a pour motif le passé perdu et la mort proche, ce moment où mieux vaut se taire,quand ne restent que des mots et peut-être seulement le bruit du souffle, comme le produisent Chet Baker et Miles Davis à la trompette. Ce n'est pas dire que les mots, ou plutôt la poésie, n'a rien à faire avec la finitude. La mort est le désordre face au discours "ordonné", mais le poème ne se situe pas du côté de l'ordre : devant les cadavres « le poème ne dit pas leur "chant" / seulement leur tas / sans sens ». C'est dire qu'il est nécessaire, ici comme ailleurs, trace contre, contre le rien, ce rien que les mots n'échouent pas à dire, par le glissement d'un son à l'autre : « rien à / attendre / atteindre ». Écrire contre, parce que ce qui subsiste ce sont des mots — ce n'est pas hasard si Antoine Emaz fait allusion dans le livre à Éluard, à Baudelaire, à des paroles de chanson de Ferré —, il y a là une position éthique ; le vide, peut-être, mais ne pas céder à on ne sait quel faux désespoir : « vide à dire ».
Antoine Emaz
Jours / Tage,
traduction en allemand par Anne-Sophie Petit et Rüdiger Fischer
éditions En Forêt / Verlag Im Wald, 2009,
12 €.
Contribution de Tristan Hordé

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