Le dualisme métaphysique et ses avatars, par Matthieu Bernard

Publié le 17 janvier 2010 par Roman Bernard
Ce petit billet, suscité par le film du moment, arrive un peu tard. Au-delà de ses qualités techniques, Avatar a provoqué une prose abondante qui, ici et là, en a déjà commenté l’inspiration vaguement “deep-ecology” et quelque peu néo-marxiste. Il est sûr qu’Avatar cristallise quelques unes des tendances de la pensée courante contemporaine – comme le font d’autres œuvres : j’ai été surpris récemment, en lisant l’un des derniers Blake et Mortimer, Le sanctuaire du Gondwana, de constater combien il sacrifie également à l’air du temps. Quelque chose se joue, donc, dans la réception de ce film et c’est pourquoi je me permets de proposer quelques réflexions complémentaires.

Ce qui frappe au premier abord, c’est bien sûr la manière dont technique et nature sont mises en scène et opposées l’une à l’autre. Prenant le contre-pied de l’adage cartésien (l’homme « maître et possesseur de la nature »), le film exalte – jusqu’à l’idolâtrie – la bonne mère Nature. On reste dès lors dans une pure opposition stérile, bien loin de l’univers réconcilié qu’entrevoyait le prophète Isaïe : « Le loup habitera avec l'agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. »[1] Certes, Avatar ne se réduit pas intégralement à un tel schéma binaire (nature vs culture) : l’espèce de lien mystérieux que les Na’vi tissent avec leur monture ailée suite à une étrange lutte quasi-amoureuse est un élément intéressant qui tempère quelque peu l’inspiration foncière. Celle-ci reste toutefois résolument dualiste : l’intrigue tout entière repose sur une possibilité supposée pour l’esprit de diriger la matière à distance (cf. la manière dont les avatars sont “télécommandés”), le tout culminant dans la métempsychose[2] finale par laquelle le héros abandonne son ancienne enveloppe corporelle pour habiter une carcasse de Na’vi – comme si l’on pouvait changer de corps comme de chemise !

Ceci montre, s’il était besoin, combien le film – et la doctrine qu’il véhicule – reste en fait piégé dans la posture métaphysique cartésienne et son dualisme étendue vs substance pensante. « Les contraires sont de même genre », répètent à l’envi – et à raison ! – les philosophes aristotéliciens. Or ce n’est pas en restant englué dans ce dualisme pourtant si décrié que l’on progressera d’un pouce dans la prise en compte des nombreux défis (environnementaux certes, mais aussi sociaux, politiques, culturels) qui nous sont donnés en ce siècle commençant.

« L’Incarnation change tout » : dicton de sacristie ? rengaine d’une Église résolument vieux-jeu[3] ? Pas vraiment, puisque cette phrase fut prononcée par Maurice Merleau-Ponty, philosophe agnostique[4]. Liquider l’héritage de la pensée chrétienne (« Du passé, faisons table rase ! ») ne peut-être qu’une impasse. « Pas d'humanisme sans Dieu ? », s'interrogeait Roman Bernard dans ces colonnes. Ce n’est pas encore assez dire ! Seule la contemplation du Verbum caro, le Verbe fait chair, la patiente méditation de ce grand mystère de l’Incarnation est à la mesure de l’admirable vocation de l’homme : ni « maître et possesseur » de la nature, ni réduit à l’état de nature – mais tout à la fois intendant, serviteur, prêtre, époux.

Matthieu Bernard


[1] Et il poursuit : « La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux » (Is 11,6-9). Cette « nouvelle alliance » entre l’homme et la nature réconciliée est loin d’être accomplie, une catastrophe telle que le tremblement de terre d’Haïti ne nous le montre que trop bien. Mais la voie que propose la “deep-ecology” est-elle un chemin vers cette terre nouvelle ? Il est permis d’en douter.

[2] Métempsychose et non pas réincarnation, car il n’y a pas d’incarnation possible dans l’univers d’Avatar, pas d’alliance intime entre le corps et l’âme, entre la chair et l’esprit.

[3] « Avatar ne plait pas au Vatican », titrait – en une ! –l’édition belge du quotidien Metro, faisant œuvre non pas de critique cinématographique mais de pamphlet idéologique : voyez comme cette Église est méchante, elle veut même nous empêcher de nous distraire tranquillement !

[4] Et il poursuit : « Après l’Incarnation, Dieu a été dans l’extérieur. (…) Le christianisme est en ce sens aux antipodes du “spiritualisme”. Il remet en question la distinction du corps et de l’esprit, de l’intérieur et de l’extérieur » (Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 21996, p. 212).