Shirin (Abbas Kiarostami, 2008): chronique cinéma

Par Cineablog

SHIRIN
Un film d’Abbas Kiarostami
Avec Juliette Binoche, Rana Azadivar, Zahra Amirebrahimi, Laya Zangeneh, Shirin Mina, Yekta Naser, Sahar Valadbeigi, Niki Karimi
Genre: drame, inclassable
Pays: Iran
Durée: 1h32
Date de sortie: 20 janvier 2010


Dans une salle de cinéma, une centaine d’actrices assistent à la projection d’un film qui narre l’histoire de Khosrow et Shirin, la plus ancienne épopée persane qui a inspiré Shakespeare pour sa pièce Roméo et Juliette. Cadrées en gros plans, ces actrices réagissent aux images que l’on ne verra pas, la bande-son étant la seule partie du film que nous puissions partager avec elles. A mesure que le film se déroule, les émotions se lisent peu à peu sur les traits de leur visage. Un sourire, des larmes, une extrême attention, alors que les obstacles empêchent le Prince Sassanide Khosrow de s’unir à la sublime princesse d’Arménie, Shirin.

Avec Shirin, Abbas Kiarostami nous propose donc une expérience radicale, une sorte d’installation cinématographique où se joue deux films en un, le premier, davantage un miroir où les spectateurs font face à d’autres spectatrices (les actrices donc), le second, le film de fiction que nous pouvons entendre mais dont les images nous sont inaccessibles, dont seule la lumière de leur projection nous est acquise sur le visage de toutes ces actrices, témoins privilégiées d’une histoire d’amour déchirante. Le cinéaste s’éloigne donc encore davantage du film de fiction pour seulement nous en proposer la trace, celle de la réaction d’un public. Qu’en est-il alors de notre propre réaction ? Shirin ne s’offre pas d’elle-même, il faut s’y investir à l’image du conte persan lui-même, le roi Khosrow devant promettre à la belle princesse arménienne de l’épouser pour pouvoir la courtiser. Rencontre impossible entre les deux amants dont les chemins se croisent sans permettre la rencontre. Ici le spectateur ne rencontre à aucun instant le film du cinéaste tant la distance des émotions (par l’intermédiaire des émotions des actrices) est lointaine.

Le film d’Abbas Kiarostami démontre un paradoxe insoluble : film éminemment intellectuel, il encense le pouvoir évocateur de la fiction sur les âmes en nous refusant ce même spectacle. En s’éloignant de la forme fictionelle, Kiarostami chercherait-il à nous en rapprocher de plus près ? Nous sommes loin en effet du cinéma qui le révéla, Où est la maison de mon ami ?, Close-up, Au travers des oliviers, Le goût de la cerise, Le vent nous emportera, désormais de lointains échos à une conception du cinéma qui ne refusait pas la fiction elle-même, même si déjà le cinéaste questionnait les habitudes passives du spectateurs. La découverte de la caméra numérique et des possibilités plus immédiates d’un tournage « allégé » sur ABC Africa en 2000 changeront sa pratique artistique de façon irrémédiable. La tentation de la libération (celle du cinéaste vis-à-vis de son outil de travail) va conduire Abbas Kiarostami à explorer d’autres continents de la création sans jamais abandonner son questionnement sur la place du spectateur et le rôle que ce dernier doit jouer dans la longue chaîne filmique.

Shirin serait-il la conclusion de ce chemin ? Ce chemin tortueux qui ne zigzague plus dans les paysages de ses films mais bien plutôt entre les films eux-mêmes. Les uns sortiront de la projection de Shirin avec l’impression d’avoir explorer la profondeur du propos artistique du cinéaste, les autres en sortiront déçus de ne pas pouvoir contempler le visage forcément sublime de la belle princesse Arménienne. Ce qui est sûr cependant, c’est l’hommage que le cinéaste rend aux femmes et au cinéma de son pays par l’entremise d’une centaine d’actrices iraniennes de quatre générations différentes, excepté ce visage qui nous est plus familier, celui de Juliette Binoche qui s’est glissé dans ce public. A travers le regard profond  et concentré de toutes ces femmes, le film atteint une certaine intemporalité, amplifiée par l’utilisation exclusive du gros plan. La grammaire cinématographique en est réduit à sa plus simple expression conférant au film un certain caractère primitif. Un film particulier qui ne convaincra pas tout le monde, qui suscite davantage la réflexion que les sensations ou l’émotion.