La Ligne Verte.

Par Mélina Loupia
21 ans.
Une majorité à l'américaine que je n'avais pas justifié de mon identité sur le papier.
Il était temps petit navire alors hier après-midi, j'ai enfin fait le premier pas.
J'ai ressorti le formulaire cartonné pré-rempli voici des mois par mes soins, la mention " Fait à... Le..." en moins, et heureusement.

J'ai réuni les justificatifs nécessaires à l'établissement de mon nouveau sésame, à savoir l'ancien, véritablement jauni, corné et déchiré en deux, avec la photo trouée d'une agrafe ronde rouillée, ma dernière facture France Télécom et un extrait de l'acte de ma naissance, sans oublier deux fois ma tête flashée.

Lorsqu'à 13h je frappe la porte du secrétariat de la mairie de mon charmant village, le "Oui!" guilleret de la secrétaire me promet une formalité rapide et rondement menée.

"Bonjour, je viens enfin ramener les papiers!
-Ah, tu l'as rempli?
-Oui, manque juste la date et la signature.

-Attention hein tu dépasses pas le cadre sinon, il faut tout recommencer.
-Oui, t'inquiète, je suis pas pressée, mais quand-même, dans 3/4 d'heure, y a Les feux de l'amour et c'est trash en ce moment, je veux pas louper ça.
-Bon alors applique-toi."
Pendant qu'elle fait une dernière vérification des justificatifs et déballe le courrier magistral, j'inscris la date en chiffres, le lieu d'ici et appose ma signature dont je maîtrise maintenant depuis bientôt 15 ans toutes les subtilités calligraphiques. En gros, détendue, LOUPIA devient ZORRO.
Je retourne le formulaire et je me concentre.
"Attention hein, je t'aurais prévenue tu débordes pas du cadre.
-Mais tu vas me mettre la pression, arrête."

La bille s'emballe sous l'angoisse et dépose une infime empreinte noire sur le bord intérieur du cadre.

"Merde.
-Oui, tu l'as dit, allez, on recommence.
-Cette fois, c'est la bonne
."

Je renseigne mon genre, mon nom, celui de ma naissance, mon prénom et je m'interroge soudain sur une case dont l'intitulé ambigu m'interpelle.
"Dis, je coche quelle case là?"
L'énoncé disait " S'agit-il du nom de votre: père,  époux (se)"? Avec les 2 cases blanches.
"Bé tu coches ce que tu es, l'épouse!
-Oui, mais non, si je réponds à la question, et comme la question est sous le nom de naissance, c'est le nom de mon père, pas celui de mon mari.
-Mais non, mets épouse, c'est pour dire si tu veux les 2 noms.

-Ok, coché;
-Ah non, merde, c'est la question d'après ça. Bon...
-On recommence?
-Non, regarde, je vais pouvoir l'effacer."

Elle sort alors de nulle part un outil dont j'aurais juré qu'il s’agissait d'un vestige préhistorique mis à jour lors des fouilles d'anciens commissariats ou autre institution à vocation dactylographique. En effet, un crayon blanc, à l'opposé de la mine, un pinceau fin. Elle s'acharne sur ma coche que j'avais bien-sûr comme conseillé dans la notice, inscrite avec toute la pression que mon index permettait. Là, satisfaite, elle me retend ma copie et me prie à l'avenir de me rassembler.
Sur quoi, elle retourne à ses photocopies et moi à mes pleins et déliés.

"Combien je mesure, t'as pas une toise?
-Tu sais pas combien tu mesures?
-Ah non, depuis que j'ai arrêté de grandir, je ne peux pas dire que ce soit dans mes préoccupations quotidiennes.

-Bon, Jérémy faisait 1, 60 en mai et je me rappelle qu'il te dépassait. On va dire 1,60 pour toi aussi.
-Merci, tu es bien urbaine. En revanche, Copilote l'a pas mis la sienne sur son formulaire.
-Ebé, heureusement que je l'ai pas fait partir, sinon, ce serait revenu et il aurait fallu recommencer... Combien?
-Mets 1,72.
-Sûre?
-Non, mais là, honnêtement, je me vois mal l'appeler au boulot, lui demander sa taille, ne me dis pas qu'on va devoir attendre mercredi prochain pour qu'il vienne le remplir?
-Bon, allez, tu as l'air sûr de toi.
-Je continue, j'en suis presque à la signature."

Je précise, pour rigoler, que je tiens à ce que figurent mes 2 noms, je date, je situe, je signe, je retourne, je signe.
"Et voilà, t'as merdé encore.
-Pas grave, il est 35, j'ai le temps.
-C'est mon dernier formulaire, pas le droit à l'erreur sinon, le temps que j'en commande, qu'ils arrivent...

-Bien, je vois, en gros, si je dépasse, je la refais l'an prochain.
-Voilà."

Je recommence tout depuis le début, je suis dans un état d'écriture automatique lorsque soudain, elle interrompt sa mission tertiaire.
"Tiens, y a pas marqué que t'es mariée sur l'acte de naissance.
-Disons que quand je suis née, j'étais pas mariée.
-Oui, non, oui, non, je sais, mais en principe, le jour du mariage, le secrétaire de mairie émarge l'acte. Et là, c'est pas fait tu vois, vous vous êtes mariés où?

-En fait, ici.
-Ah.
-Bon, tu sais quoi? Je vais chercher le livret de famille.
-Chez toi?
-Oui, j'en ai pour 2 minutes.
-Bon à tout de suite."

En partant, je laisse ma place encore tiède à une concitoyenne qui venait faire des photocopies et tenter de ressusciter Mata Hari.
Je démarre Cariolette à froid, grimpe à fond de seconde chez moi, récupère mon livret de famille, mon chéquier pour filer chercher des cigarettes, réponds au téléphone que non, je ne suis pas vraiment intéressée pour venir récupérer une magnifique caisse de 120 outils véritables avec mon conjoint dimanche matin à 150 bornes d'ici mais que c'est à grands regrets, insulte un troll par mail et sors les poubelles.
Puisque je suis à la croisée des chemins entre la mairie et le bureau de tabac, et en toute logique, je choisis le tabac, dans la mesure où je n'ai plus aucun mégot à fumer.
Passage rapide, lestage de 53€ et retour fugace à la mairie pour mettre un terme à cette sombre histoire de cadre.

Je ne frappe pas à la porte.
"C'est encore moi, petit contretemps.
-Bé t'attendras, elle a pas fini de faire ses photocopies.
-Et alols Mélina, tu viens poulquoi?

-Pour te voir, tu me manquais tu sais.
-Ah, alols, j'ai lu l'alticle sul ta soeul et la petite, mooooooooooooooooon Dieu qu'elle est mignonne cette petite.
-Oui hein, t'as vu, faut dire elle l'a bien choisie dans la vitrine et comme c'est pas encore Noël, elle l'a eue pas cher.
-Ah... Ebé alols je m'en vais.
-A bientôt!
-..."

Contenue dans son rire, la main cousue sur sa bouche, elle me fait signe de me taire de l'autre.
"Oh écoute, je savais où elle allait en venir, de ma sœur à mon père qu'on voit plus depuis qu'il est plus Maire hein...
-T'as bien raison, tu lui as bien claqué le beignet, allez hop, t'es prête?
-Oui
."

Au moment où j'arbore mon plus fier sourire tant la distance entre l'encre du stylo et le cadre était suffisamment explicite pour conclure à la perfection, le Maire nouveau arrive.

"Tiens, tu tombes bien Mélina, j'allais monter chez toi.
-Tant mieux que je sois là, sinon, avec Les feux de l'amour, j'aurais pas ouvert la porte.
-Ah? J'ai des documents à te faire passer, si tu pouvais faire un petit article?
-Parfait, merci, je le rédige dans la soirée. J'ai déjà passé l'annonce, mais j'ajouterai les détails. Sur ce, est-ce que ma signature dépasse du cadre?
-Non, c'est parfait, heureusement que t'as pas signé avec le nom de ton père hein, 13 lettres, c'était impossible.
-Oh mais là où on va rire, c'est que j'ai demandé qu'il y ait les 2 noms sur la carte, je sais pas si ça va pas dépasser.
-Oh alors là, tu vois, si ça dépasse, ils renvoient et faut tout recommencer.
-Ton père va bien au fait? On le voit plus.
-Moi si, il va bien, merci. Je la recevrai quand?
-Oh dans 1 semaine comme dans 1 mois.Tout va dépendre du délai.
-Oui, ça dépend, ça dépasse, forcément.
-Comment?
-...Rien, à bientôt!"


Lorsque je rentre chez moi, il est 15 heures.

J'ai raté Les feux de l'amour.
La faute de ma signature, elle  a dépassé la ligne verte.