O gente brunette : Odhecaton explore un siècle de musique en Picardie

Publié le 09 janvier 2010 par Jeanchristophepucek


Ambrosius BENSON (Lombardie, avant 1500-Bruges, 1550),
Marie-Madeleine lisant, c.1525.
Huile sur panneau de chêne, Londres, National Gallery.

Il est toujours délicat de parler des musiques du Moyen-Âge et de la Renaissance sans se heurter à l’écueil de l’accumulation de quantité de données techniques qui intéressent surtout le spécialiste mais souvent assez peu l’amateur. Le sous-titre du disque autour duquel je vais broder cette chronique, « chantres-compositeurs de la Renaissance en Picardie », pourrait paraître, de prime abord, assez intimidant ; pour qui dépasse cette première impression, le voyage de près d’un siècle qu’il propose, pour être érudit, n’en est pas moins passionnant, faisant se côtoyer quelques œuvres déjà documentées au disque et nombre de découvertes. Saluons donc, avant d’entrer dans le vif du sujet, le courage tant de l’ensemble Odhecaton et de son directeur Paolo da Col que de l’éditeur Ramée pour avoir produit cette remarquable anthologie.

Dès le XIVe siècle et jusqu’à l’aube du XVIIe, les compositeurs originaires d’un vaste territoire regroupant le Brabant, le Hainaut, la Flandre, l’Artois et la Picardie, ont rayonné sur toute l’Europe. Qu’elle accueillît, provisoirement ou définitivement, des précurseurs comme le liégeois Jehan Cigogne (c.1370 ?-1412), plus connu sous son patronyme italianisé de Ciconia, qui fit une bonne partie de sa carrière à Padoue (on attend avec impatience le travail de l’ensemble Diabolus in Musica sur ses œuvres sacrées), ou de musiciens plus célèbres, Guillaume Du Fay (c.1397-1474) ou Josquin des Prez (c.1450-1521) pour n’en citer que deux, même l’Italie, que l’on présente généralement comme l’alpha et l’oméga des arts, ne put échapper à cette hégémonie de la polyphonie franco-flamande, avec pour conséquence un mouvement de rejet de plus en plus violent, amorcé dès les premières décennies du XVIe siècle, dont naîtront certaines formes spécifiques du premier Baroque. Après ce petit détour nécessaire pour donner quelques trop rapides éléments de contexte, revenons plus spécifiquement à nos picards.

Nous voici, dans un premier temps, à Saint-Quentin, en compagnie des deux compositeurs les plus anciens et, paradoxalement, les mieux connus, présentés dans cette anthologie, Loyset Compère (c.1445-1518) et Jehan de Hollingue, dit Mouton (c.1459-1522). Leurs carrières présentent bien des similitudes ; ils furent, l’un comme l’autre, attachés à la chapelle royale de France, actifs en Italie, Compère auprès du duc de Milan, Galeazzo Maria Sforza, jusqu’à l’assassinat de ce dernier fin 1476, Mouton, entre 1515 et 1518, auprès du pape Léon X et du duc de Ferrare, Alfonso d’Este, avant de revenir jouir de leur prébende en Picardie, où ils finirent leurs jours. De Compère ont été retenues trois œuvres dont deux splendides motets, le très ample Omnium bonorum plena (cliché du manuscrit ci-dessus, cliquez pour agrandir), peut-être exécuté vers 1472-1474 à Cambrai en l’honneur de Guillaume Du Fay, qui cite, outre celui du compositeur lui-même, le nom de treize contemporains à la renommée européenne ou plus locale, et Virgo caelesti, qui utilise « doublement », avec beaucoup de subtilité, l’hymne Ut queant laxis, dont le début des vers de la première strophe a été employé par Gui d’Arezzo au XIe siècle pour nommer les notes (UT queant laxis/REsonare fibris/MIra gestorum/FAmuli tuorum/SOLve polluti/LAbii reatum/Sancte Iohannes), comme cantus firmus (mélodie apparaissant comme élément structurel de base d’une composition polyphonique sacrée, ou, plus rarement, profane), à la fois pour sa mélodie propre et la gamme qu’il matérialise. Mouton, lui, est représenté par deux pièces bien différentes, un Ave Maria d’une grande simplicité et un étonnant motet en quadruple canon, Nesciens mater, preuve éclatante de la maîtrise à laquelle était parvenue le compositeur.

C’est à Noyon (cliché du cloître de la cathédrale ci-dessous, cliquez pour agrandir) que nous conduit l’autre partie du programme, qui met à l’honneur des musiciens un peu moins connus. D’Antoine Bruhier, on sait peu de choses, si ce n’est qu’il fut suffisamment célèbre pour être cité dans le prologue du Quart Livre (1549-52) de Rabelais et que sa carrière connut son achèvement au service du pape Léon X de 1513 à 1521, année après laquelle on perd sa trace. Son Ecce panis angelorum se signale par une économie de moyens tout à fait séduisante. Un peu mieux documenté, le parcours de Mathieu Sohier passe par Notre-Dame de Paris, où il occupa les fonctions de maître des enfants de chœur entre 1533 et 1548, avant de se retirer dans sa ville natale de Noyon, où il était titulaire d’un bénéfice et où on peut conjecturer qu’il mourut vers 1560. Son Salve Regina, aux entrelacs vocaux foisonnants s’achevant pourtant sur une note mélancolique, et son lumineux Ave Regina, qui ouvrent le disque, ont été publiés lorsqu’il était en activité à Paris.

Point central du programme auquel elle donne son nom, la Messe « O gente brunette » (publiée en 1568) utilise comme cantus firmus une chanson de 1548, écrite par l’organiste, joueur d’épinette et acteur Thomas Champion (dit Mithou, mort après 1579), grand-père du célèbre claveciniste Jacques Champion de Chambonnières (c.1602-1672). Cette œuvre est due à Nicolas de Marle, dont on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il était actif entre 1544 et 1568, et qu’à cette dernière date, il était maître des enfants de chœur de l’église de Noyon, où l’on suppose qu’il a fait la plus grande partie de sa carrière. Comme nombre de messes du XVIe siècle, y compris nées de très célèbres plumes, comme, par exemple, celle de Josquin, la chanson sur laquelle celle-ci est bâtie est plutôt leste ; jugez-en par vous-même :


O gente brunette que Dieu gard,
seras-tu point m’amyette ?

Souvent je souhaite ton regard

à mon aise en ma chambrette.

Toute nue en la couchette,

blanche et nette,

tant doulcette

pour jouer au jeu d’amours,

si tu sçavois la chosette

qui me haite,

tu y viendrois tous les jours.

Un autre point qui prête à sourire, c’est que la Messe « O gente brunette » a été publiée après la dernière des trois phases (1562-63, les précédentes s’étant déroulées en 1545-47-49 et 1551-52) du Concile de Trente, qui édicta les idéaux de la Réforme catholique, y compris dans le domaine de la musique, en excluant tout mélange entre sacré et profane. Or, comme vous l’entendrez aisément si vous vous prêtez à l’exercice d’une écoute successive de la chanson et du Gloria proposé ci-après, la source de ce dernier s’y entrevoit sans aucun mal, le compositeur ayant suivi la mélodie de très près, au point qu’il s’agit sans doute d’une des œuvres les mieux adaptées pour faire comprendre ce qu’est une messe sur cantus firmus :

Cette œuvre, qui, sauf erreur, n’avait jamais été enregistrée, est particulièrement intéressante, car elle s’éloigne, par sa concision et sa sobriété, des vastes élaborations polyphoniques des générations précédentes, se rapprochant ainsi quelque peu de l’esprit d’exigence de compréhensibilité en matière de musique religieuse martelé par le Concile. Une messe de transition, en quelque sorte, même si l’on peut supposer que Nicolas de Marle n’en avait pas une claire conscience.

L’ensemble italien Odhecaton (photo ci-contre, cliquez pour agrandir), qui s’était fait particulièrement remarquer en 2002 lors de la publication d’un excellent disque consacré, entre autres, à Josquin (De Passione, Assai 222222, hélas indisponible), sert magnifiquement un répertoire dont il ne cesse, depuis 1998, d’approfondir l’exploration. Les chanteurs, tous masculins, font preuve d’une belle cohésion d’ensemble et d’une souplesse vocale particulièrement appréciable dans l’interprétation de musiques souvent exigeantes, en dépit de l’impression de fluidité qui se dégage de leur écoute. On retrouve dans ce disque les qualités d’équilibre et de clarté qui font le prix des prestations d’Odhecaton. La recherche d’épanouissement sonore ne se fait jamais au détriment de la précision, pas plus qu’elle ne s’accompagne du moindre alanguissement ; bien au contraire, la propension de Paolo da Col à privilégier une vivacité mesurée apporte à des structures polyphoniques souvent complexes une animation et un allant savamment dosés, évitant le piège, assez coutumier dans ce type de répertoire, d’une vision uniment marmoréenne. Cette anthologie, servie par une prise de son qui offre une belle sensation d’espace sans rien sacrifier de la lisibilité des lignes, s’impose donc comme une remarquable réalisation, qui parvient à allier avec bonheur raffinement et simplicité. C’est donc sans hésitation que je conseille à celles et ceux qui souhaitent se familiariser avec des musiques aussi peu fréquentées qu’inspirées d’aller faire plus ample connaissance avec cette gente brunette.

O gente brunette, œuvres de Loyset Compère, Jehan Mouton, Antoine Bruhier, Mathieu Sohier, Thomas Champion, Nicolas de Marle.

Odhecathon.
Paolo da Col, direction.

1 CD [durée totale : 65’04”] Ramée RAM 0902. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Loyset Compère, Virgo caelesti, à 5.
2. Jehan Mouton, Nesciens mater, à 8.
3. Thomas Champion, dit Mithou : O gente brunette, chanson à 4.
4. Nicolas de Marle : Messe « O gente brunette », à 4 – Gloria.
5. Mathieu Sohier, Ave Regina, à 4.