Une représentation de tailleur de pierre datant de l'An Mil à Tournus (71)

Par Jean-Michel Mathonière

Haut-lieu de l'histoire des compagnonnages de tailleurs de pierre au XIXe siècle, puisqu'il s'y est déroulé une véritable bataille rangée entre Passants et Étrangers en 1825, nous avons déjà vu par ailleurs, dans un article précédent au sujet de l'emblème « maçonnique » de Benoist Guyot, datant du début du XVIIIe siècle, que Tournus (Saône-et-Loire) possédait un patrimoine compagnonnique intéressant.

Il n'est pas impossible que ce patrimoine possède la plus ancienne représentation connue d'un « Compagnon » tailleur de pierre. Je mets Compagnon entre guillemets, car il reste dans tous les cas à établir si ce terme est tout à fait adéquat — au sens où il induit une filiation avec les compagnonnages tels que nous les connaissons à l'époque moderne. Toutefois, nous verrons plus loin qu'un élément précis m'incite à formuler l'hypothèse d'un lien formel avec l'emblématique des Compagnons tailleurs de pierre de l'époque moderne. Le fait qu'il s'agit d'une figuration de tailleur de pierre semble toutefois établi, même si certaines personnes y voient plutôt un ecclésiastique.

© Photographie Jean-Michel Mathonière, D.R.

Suite:

Ce tailleur de pierre figure sur un chapiteau d'une arcade se situant au premier étage du narthex de l'église romane Saint-Philibert de Tournus. Il fait pendant à un autre chapiteau représentant une tête barbue (voir sa photo et d'autres photos de Saint-Philibert sur le magnifique site www.romane.com).

Laissons Jean Virey (Saint-Philibert de Tournus, coll. Petites monographies des grands édifices de la France, éd. Henri Laurens, Paris, s. d. [vers 1930], pages 32-35 et planches IX et X-1) présenter ces sculptures :

« De part et d’autre, juste en dessus des chapiteaux, il y a deux sculptures, dont l’une, à gauche, représente une tête barbue (peut-être l’abbé désigné par l’inscription signalée plus loin) et l’autre, à droite, un tailleur de pierre semblant bénir de la main droite et tenant son marteau abaissé de la main gauche. Le décor accompagnant cette sculpture est composé de feuillages, de roses stylisées et de palmettes ». […] « Une inscription, située juste au-dessus de la sculpture de gauche, semble attribuer la construction de cette partie de l’édifice à un certain Gerlannus — le même nom de bâtisseur apparaît dans des chartes de Cluny et de Saint-Vincent de Mâcon aux alentours de l’an Mil et l’on sait qu’il était originaire de Tournus. Cette partie de l’édifice daterait des environs immédiats de l’an 1000, mais il est difficile de déterminer s’il s’agit de travaux réalisés sous la direction de l’abbé Étienne (à partir de 960) ».

En tous les cas, toujours d’après Jean Virey, ces sculptures sont antérieures aux travaux consécutifs à l’incendie de 1007 ou 1008.

© Photographie X, D.R.

Dans L’Art roman (sous la direction de Rolf Toman, éd. Könemann, Cologne, 1996, p. 258), concernant l’identification du tailleur de pierre avec Gerlannus, il est indiqué que « même si cette interprétation n’a pas pu être vérifiée, elle garde un petit côté sensationnel, car ce serait là la première fois dans l’histoire de l’art occidental qu’un artiste se serait représenté. » Le même ouvrage date cependant ces sculptures du « second quart du XIe siècle ».

Pour ma part, je noterai que plutôt que de « palmettes », c'est de véritables « palmiers » qu'il s'agit ici. C'est en tous les cas ainsi que l'on peut qualifier l'arbre qui orne le retour d'angle du chapiteau représentant le tailleur de pierre bénissant. Et c'est précisément cet élément qui m'amène à formuler l'hypothèse d'un lien formel avec le compagnonnage des tailleurs de pierre…

On se rappellera en effet que la palme et le palmier occupent une place très importante dans l'emblématique des Compagnons tailleurs de pierre, et cela au moins depuis le XVIe siècle. Fait exceptionnel, on possède une explication précise de sa symbolique : Philibert Delorme y consacre un long développement dans son traité d'architecture (1567), à propos de son emblème de l'architecte — où l'on voit un architecte avec un compas entortillé d'un serpent, à proximité d'un palmier.

Laurent Bastard et moi-même avons étudié cet emblème dans Travail et Honneur, et j'ai développé ce point dans Le Serpent compatissant. À propos du palmier, Delorme écrit que la palme, représentée par le palmier, est le but auquel doit viser l'artisan et qu'elle représente gloire, honneur et victoire (la devise des Compagnons Passants tailleurs de pierre étant « Labor & Honor »).

De fait, au XVIIIe siècle, le « blason » des Compagnons Passants tailleurs de pierre s'inscrit encore dans des palmes — c'est au cours du XIXe siècle que d'autres végétaux symboliques (chêne, olivier, laurier) viendront peu à peu les remplacer.

Certes, il faut se garder de tout anachronisme et il est difficile d'être affirmatif quant au fait que le palmier de Tournus est le palmier symbolique des Compagnons tailleurs de pierre... Rappelons que cette signification particulière est ici nécessairement en concurrence avec celle que véhicule le christianisme, où la palme est avant tout l'emblème des martyrs. Toutefois, non seulement la palme compagnonnique n'est pas en contradiction avec celle des martyrs, mais aussi, sachant que ce sont avant tout les moines et les ecclésiastiques qui ont assuré la transmission du métier et de ses traditions durant le Haut Moyen-Âge, il me semble indispensable de faire ici l'hypothèse d'un réel lien entre le « Compagnon » tailleur de pierre de Tournus, Gerlannus, et les Compagnons tailleurs de pierre de l'Ancien Régime.

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L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)