Dulcis amor Iesu : un Sances débordant de jeunesse et de lumière par Scherzi Musicali et Nicolas Achten

Par Jeanchristophepucek


Giovanni Battista Salvi, dit SASSOFERRATO,
(Sassoferrato, 1609-Rome ?, 1685)
La vierge et l’enfant avec un oiseau, après 1651 ?
Huile sur toile, 99,1x80 cm, collection privée.
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Un deuxième disque est toujours un défi, particulièrement pour de jeunes musiciens. Après avoir ressuscité, avec un éclatant succès critique, l’Euridice de Giulio Caccini (Ricercar RIC 269), Nicolas Achten et son ensemble Scherzi musicali tentent le pari osé de consacrer leur nouvel opus à un compositeur dont on ne peut pas dire qu’en dehors de son Stabat mater (cliquez ici pour en savoir plus), il fasse l’objet de beaucoup d’attention de la part des interprètes : Giovanni Felice Sances.

La biographie de Sances est une parfaite illustration de ces parcours qui amenèrent maints compositeurs italiens à connaître le succès hors des frontières de la Péninsule, particulièrement en terres d’Empire. Né à Rome sans doute vers 1600, Sances y fait ses études au Collegium germanicum de 1609 à 1614, voire un peu plus tard, très probablement sous la direction d’Annibale Orgas (c.1585-1629) pour la partie musicale. En 1618, il est en poste à Padoue, mais c’est à Venise qu’il publie, en 1633, ses deux premiers livres de Cantade, terme qu’il semble avoir été le premier à utiliser. En 1636, son premier opéra, L’Ermiona (musique perdue), dans lequel il chante le rôle de Cadmo, est représenté à Padoue ; la même année, il rejoint Vienne où il est engagé en qualité de ténor au sein de la Chapelle impériale, alors dirigée par le vénitien Giovanni Valentini (c.1582-1649). Sances va y servir trois empereurs successifs, Ferdinand II, Ferdinand III et Léopold Ier, en ne cessant de gravir les échelons de la hiérarchie. En 1649, il est, en effet, promu vice-Kapellmeister, sous l’autorité du véronais Antonio Bertali (1605-1669), qu’il remplace à sa mort avec pour second Johann Heinrich Schmelzer (c.1620/23-1680). Cependant, dès les années 1673, la dégradation de l’état de santé de Sances conduit Schmelzer à le suppléer de plus en plus dans ses fonctions et c’est tout naturellement que ce dernier devient, à la mort de Sances, en novembre 1679, le premier compositeur autrichien à exercer les fonctions de Kapellmeister à Vienne.

Pour comprendre les enjeux de la musique de Sances, il convient de considérer le substrat sur lequel elle s’est développée. La naissance du compositeur à Rome aux alentours de 1600, année sainte décrétée par le pape Clément VIII, est un indice particulièrement intéressant. En effet, les festivités organisées à l’occasion de cet événement, dont la création de la Rappresentatione di Anima e di Corpo d’Emilio de’ Cavalieri (c.1550-1602), avaient un but avoué, celui de promouvoir, à grand renfort de fastes, les idéaux de la Contre-Réforme. Il fallait que la musique religieuse, tout en respectant des exigences de tenue (pas de mélange avec les compositions profanes) et d’intelligibilité des textes sacrés (abandon des élaborations polyphoniques trop savantes), séduisît le fidèle pour encourager sa piété, mouvement que l’on retrouve également dans le domaine de la peinture (Guido Reni, Sassoferrato, entre autres). Cette mission apostolique trouvait naturellement un écho privilégié au sein du Collegium germanicum, puisqu’un de ses buts avoués consistait à lutter in utero contre le Protestantisme, mais aussi à Vienne où les Habsbourg s’étaient érigés en hérauts du catholicisme en terres d’Empire. Les compositions de Sances, à la structure parfaitement claire, soucieuses de souligner les affects véhiculés par le texte mais également de charmer l’auditeur par une invention mélodique constante, s’inscrivent parfaitement dans l’esprit de la Contre-Réforme et ne pouvaient que lui assurer le succès dans la capitale autrichienne.

Les jeunes instrumentistes et chanteurs de l’ensemble Scherzi Musicali (photo ci-contre), placés sous la direction à la fois souple et précise du théorbiste, claveciniste, harpiste et baryton (excusez du peu !) Nicolas Achten, livrent des œuvres choisies dans le recueil de Motetti a 1, 2, 3 & 4 voci (Venise, 1638), augmentées de l’incontournable Stabat mater  (Venise, 1642), une vision aboutie et lumineuse. S’appuyant sur un continuo kaléidoscopique et chatoyant, la fièvre, la précision et la sensualité de leur lecture prouvent à quel point les enjeux de cette musique ont été appréhendés avec justesse et parfaitement assimilés avant d’être confiés au disque. Qu’il s’agisse de la simplicité feinte d’un Dulcis amor Iesu pour voix seule et basse continue très orné et exigeant, ou de pièces nécessitant des effectifs plus larges, comme les motets mariaux Salve Regina ou Ave maris stella, le soin apporté à la mise en place, qui équilibre magnifiquement souci de la ligne et attention aux plus petits détails, l’investissement sans faille de tous les musiciens impliqués dans ce projet confère à cette anthologie un impact saisissant qui emporte l’auditeur dans une vague d’émotions contrastées, de la joie dansante de Iubilent in cælis au dolorisme maîtrisé du Stabat mater. Cette dernière œuvre, interprétée avec une intériorité vibrante par Nicolas Achten qui justifie de façon convaincante, dans le livret d’accompagnement qu’il signe, un choix qui pourrait dérouter les mélomanes habitués à des versions avec une voix masculine ou féminine aiguë, trouve, à mon sens, une nouvelle référence, aux côtés de celles de Maria Cristina Kiehr (Ricercar) et Carlos Mena (Mirare). Si Nicolas Achten est excellent dans toutes les pièces qu’il chante, les autres vocalistes ne sont pas en reste ; les voix sont légères mais pleines, leur naturel et leur agilité contribuent à l’atmosphère de luminosité et de tendresse qui se dégage de l’enregistrement. Les instrumentistes nous convient eux aussi à un festival de couleurs, les textures qu’ils tissent réussissent le pari d’allier transparence, alacrité et chaleur, avec une mention spéciale pour les violes rêveuses de Romina Lischka et les enluminures des cornets de Lambert Colson.

Scherzi Musicali et son chef s’imposent, avec ce deuxième disque, comme des valeurs sûres de la scène musicale baroque, par leur enthousiasme, leur professionnalisme, mais aussi leur volonté d’explorer des répertoires peu fréquentés, quand tant d’ensembles errent à tenter de se bâtir une réputation en se contentant de rabâcher inlassablement les pans les plus connus du répertoire. Leur Dulcis Amor Iesu est un disque aussi passionnant que remarquable qui prend place, sans doute pour très longtemps, en tête de la discographie consacrée jusqu’ici à Giovanni Felice Sances.

Giovanni Felice SANCES (c.1600-1679), Dulcis amor Iesu, motets extrait de Motetti a 1, 2, 3 & 4 voci (1638), Stabat mater. Pièces instrumentales de Giovanni Girolamo Kapsberger (c.1580-1651), Luigi Rossi (c.1597-1653), Michelangelo Rossi (c.1601-1656).

Céline Vieslet & Marie de Roy, sopranos. Reinoud van Mechelen, ténor. Olivier Berten, baryton.
Scherzi Musicali.
Nicolas Achten, baryton, théorbe, clavecin, harpe triple & direction.

1 CD [durée totale : 73’11”] Ricercar RIC 292. Ce CD peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Ave maris stella
(Céline Vieslet & Marie de Roy, sopranos. Reinoud van Mechelen, ténor. Olivier Berten, baryton.)

2. Dulcis amor Iesu
(Nicolas Achten, baryton)

3. Vulnerasti cor meum
(Marie de Roy, soprano. Olivier Berten, baryton)

Illustration complémentaire :

Bernardo BELLOTTO (Venise, 1720-Varsovie, 1780), Vue de la Freyung à Vienne, c.1758-61. Huile sur toile, 116x152 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum.