Brumes de syncope

Publié le 06 février 2010 par Jlhuss

C’est une belle plume, un grand journaliste,  un étonnant voyageur que ce Gilles Lapouge. Le Brésil, sujet du livre « Equinoxiales » publié en 1977, me permet de vous confier une « page » qui ne tient raconte pas le Brésil mais que j’adore. Ces raccourcis “méli-mélo” historiques d’un demi-siècle sans soucis chronologiques, sont d’une concision évocatrice extraordinaire. A relire ce passage, on prend les bonnes mesures de l’évènement. Comme pour l’ange à la Douane de Mer à Venise, ou pour Saint Augustin sur sa tour, le survol est un tableau  à la Jérôme Bosch.
Gilles Lapouge, au début du livre évoque ainsi les 20 années passées sans retourner au Brésil et sa correspondance avec l’organe de presse pour lequel il collabore là bas.  En quelques lignes il fait le compte rendu de cette longue absence et des évènements l’ayant rythmée ici. C’est du grand art.

L’année dernière, en 1975 ; j’ai soudain remarqué que j’avais quitté Sao Paulo depuis vingt-deux ans. Mes enfants étaient devenus grands, ma fille avait un métier, mon fils était étudiant. L’Amérique latine était loin. Elle s’était en allée à pas de loup. Je dérivais et l’Amérique s’effaçait. Le Brésil avait été un pays aimé, jadis, une demeure, et puis une peinture, puis un dessin. Maintenant nous en étions à une esquisse, à un lavis. Le Brésil s’en allait et ma jeunesse, juchée sur lui, mas jeunesse comme une brume.
Curieuse période, ces vingt-deux années. Une longue syncope. Correspondant d’un journal du Brésil, j’étais familier de ce pays, son employé, sa créature et je ne savais plus rien de lui. Je vivais en France. Pourtant, comme j’étais un journaliste brésilien, chaque après-midi, je m’installais à ma table et je rédigeais une lettre aux Brésiliens.
Je donnais des nouvelles du pays. Je disais que de Gaulle était revenu aux affaires et qu’il en avait été chassé par référendum, que Pompidou accomplissait une mission secrète à Tunis, qu’il avait fait un sale discours à Rome et que sa mort, quai de Béthune, avait été atroce.
Que la déclaration de Pfilmin, pendant que les Pieds-Noirs prenaient Alger, avait été digne et civique, que la Sorbonne peut être en fête et que Cohn-Bendit était en exil, que le supersonique Concorde irait comme le vent, que le droit de grâce est un droit régalien, que Claude Lévi-Strauss écrivait « le cru et le cuit », et que les gouverneurs des dix banques centrales des pays riches s’étaient réunis, comme chaque mois, dans les beaux salons enténébrés de l’hôtel des Trois Rois, à Bâle, oui, pendant vingt-deux ans, dès que j’apprenais la moindre des choses, je me jetais sur ma machine à écrire et j’en avisais le Brésil. Je souffrais d’une maladie. On connaît des débiles mentaux de cette sorte : il écrivent à une tante décédée, à un neveu qui va naître, à une femme qu’ils auraient pu croiser mais qu’ils n’ont pas croisée. Ils envoient des lettres à eux-mêmes pour se persuader qu’ils existent.

Gilles Lapouge, Équinoxiales, 1977(Flammarion)