Raouf Ben Yaghlane : Arrêtons l’hémorragie

Publié le 17 janvier 2010 par Benyaglane
Rencontre sur l’émigration clandestine à Douar Hicher
 
Réalités Publié le 18.05.2009
 
Raouf Ben Yaghlane, qui prépare une nouvelle pièce de théâtre sur l’émigration clandestine, a tenu, après avoir rencontré des immigrés clandestins en Italie, à continuer son action en Tunisie, en allant voir des candidats potentiels à la «harga». Le premier contact qu’il a eu avec ces derniers était le 2 mai dernier lors d’une rencontre organisée à Douar Hicher par les Scouts Tunisiens et appuyée par les autorités locales.
Ben Yaghlane était la vedette ce jour-là devant une centaine de jeunes garçons et filles, accompagnés de leurs familles, qui sont venus le voir et discuter avec lui du sujet brûlant de l’émigration clandestine, surtout que la délégation de Douar Hicher est connue pour être un foyer de «brûleurs» potentiels.
 Le comédien a commencé par présenter le projet de sa prochaine pièce, en expliquant qu’il ne pouvait pas concevoir une œuvre théâtrale sur ce phénomène sans écouter les témoignages des personnes qui sont directement concernées, à savoir les «brûleurs» eux-mêmes, les candidats à la «harga», leurs familles, les voisins et l’entourage social. «Je suis venu vous écouter et je voudrais que vous parliez en toute liberté de ce qui vous tourmente», leur a-t-il dit. Pour les encourager à ouvrir leurs cœurs, car ce n’était pas évident en présence des autorités locales qui étaient là pour guetter le moindre débordement, il leur a parlé de ses rencontres en Italie avec des clandestins qui ont échappé au péril de la mort en mer, mais pas à celui de la misère et de la précarité qui les attendait à leur arrivée en terre étrangère. Il leur a raconté ce qu’il a pu constater sur les conditions inhumaines dans lesquelles ils vivent. Il leur a rapporté les cris de détresse de ceux qui ont tout laissé en Tunisie pour suivre un mirage et qui se sont trouvés, du coup, déchirés entre un fort désir de retour et une peur terrible d’affronter l’échec et surtout le regard de la société.

Le chômage, première cause de l’émigration clandestine
Le public s’est senti impliqué dans le discours de Ben Yaghlane et a commencé à se livrer petit à petit en répondant aux questions du comédien qui cherchait à les interpeller sur les motifs les poussant à penser à l’émigration clandestine.

Certains ont évoqué la précarité et la pauvreté dans laquelle ils vivent, les incitant à chercher une existence meilleure. D’autres ont parlé du problème du chômage qui touche les jeunes, qu’ils soient diplômés ou non. A cet effet, plusieurs participants ont affirmé avoir cherché du travail, mais en vain. D’où leur orientation vers la perspective de l’émigration clandestine, qui semble plus qu’intéressante, surtout quand on a encore dans la tête l’image de son cousin, de son copain ou de son voisin rentré de l’étranger en été avec une belle voiture et de l’argent plein les poches. Elyès Souda, 16 ans, élève en 9ème année de l’Enseignement de base, a déclaré publiquement durant la rencontre son intention de «brûler» si jamais il ne réussit pas dans ses études. Pour lui, même s’il devait vivre misérablement à l’étranger, vendre de la drogue ou faire de la prison, ce n’est pas important. Ce qui compte c’est de revenir après avoir gagné de l’argent.
Et il n’est pas le seul à penser de la sorte: d’autres adolescents de son âge sont convaincus que l’émigration clandestine est la seule voie vers la richesse, surtout en voyant des frères ou des voisins, diplômés du Supérieur et souffrant malgré tout du chômage. Certains croient même que trouver du travail aujourd’hui nécessite absolument des pistons.
Désireux de diversifier les intervenants et d’interpeller les responsables quant à ces idées avancées par les jeunes de Douar Hicher, Raouf Ben Yaghlane a invité un représentant du bureau de l’emploi dans la Délégation à intervenir. Ce dernier a expliqué que ces jeunes gens devraient penser d’abord à finir leurs études, voire de suivre une formation professionnelle, avant de réfléchir à l’émigration clandestine. Il a ajouté qu’il y a plusieurs programmes étatiques pour les aider à s’insérer dans la vie active, à se former ou à avoir un crédit pour entreprendre un projet et qu’il faut donc en profiter.
Mais au-delà du chômage et de la pauvreté, il y a d’autres motifs qui incitent à l’émigration clandestine.
 Le rôle de la famille est fondamental
Mme Essia Harrabi, professeur dans un lycée à Douar Hicher, qui a organisé elle aussi un débat avec ses élèves sur ce thème, vu qu’elle prépare un mémoire de mastère sur les causes sociologiques de l’émigration clandestine, a affirmé que la famille joue un rôle primordial dans l’incitation ou non de ses enfants à franchir ce pas. Elle a souligné qu’il y a un manque d’encadrement, de dialogue et de tendresse dans la relation qui lie parents et enfants. Elle a même cité le cas d’une famille qu’elle avait rencontrée à Kairouan où elle enseignait auparavant, et qui a reconnu être à la base de la décision d’un de ses fils de «brûler» à cause des pressions auxquelles elle le soumettait pour réussir dans ses études, en ne lui tolérant jamais l’échec. Appuyant sa déclaration, un autre intervenant a évoqué l’intolérance de toute la société, très attachée aux apparences et n’acceptant pas l’erreur.
Pourtant, c’est la famille qui subit les lourdes conséquences de l’émigration clandestine. La preuve, ce sont ces témoignages forts et touchants donnés par des parents de clandestins qui souffrent aujourd’hui le martyre à cause de l’acte de leurs enfants. Tel est le cas de Hniya Akrimi, une mère affligée par l’absence de son fils dont elle n’a pas eu de nouvelles depuis 2004, ne sachant s’il est mort ou vivant. De même pour Mohsen Maghraoui, un père dont le fils a quitté son travail en Tunisie en pensant qu’il allait s’enrichir en Italie et qui n’est jamais revenu depuis.
 «J’ai aidé mon fils à brûler»
Le comble a été le cas d’un troisième assistant qui a avoué avoir aidé son fils à émigrer clandestinement en lui fournissant l’argent du billet vers la Turquie et de là partir en Italie. Il a dû hypothéquer sa maison afin d’avoir la somme nécessaire. Aujourd’hui, lui aussi est sans nouvelles de son enfant, ne sachant rien de ce qu’il est devenu. Ces histoires douloureuses n’ont pas manqué d’affecter le public présent jusqu’aux larmes. Il a été toutefois soulagé en écoutant l’histoire de Mohamed Lamine Khemiri qui est revenu en Tunisie après avoir émigré clandestinement en Italie. Il a raconté sa galère là-bas, les conditions dans lesquelles il a vécu, son entrée dans un réseau de vente de drogue et puis son emprisonnement. Finalement, il a pris la décision de rentrer. Sa famille et spécialement sa mère l’a accueilli à bras ouverts. Il a donc profité de l’occasion de cette rencontre pour lancer un appel à tous les candidats à l’émigration clandestine pour qu’ils changent d’avis et reconsidérent l’importance des acquis qu’ils ont en Tunisie.
Mais comment dissuader nos jeunes de «brûler» ? Telle est la question qu’a posée Raouf Ben Yaghlane à l’assistance.
 Assistance psychologique et encadrement
Mme Harrabi a souligné la nécessité d’un encadrement psychologique au niveau de la famille, mais aussi au niveau de l’école.
Un membre de l’organisation des Scouts à Douar Hicher a évoqué quant à lui l’importance d’impliquer davantage les jeunes dans le travail associatif susceptible de les former et de les encadrer. Pour sa part, Mme Dorra Mahfoudh, sociologue, a appelé à organiser l’émigration comme c’est le cas au Maroc où beaucoup de gens hommes et femmes vont travailler à l’étranger. Ils bénéficient avant de partir de tout un travail pédagogique de sensibilisation quant à leurs droits et leurs devoirs, pour ne pas être exploités et savoir se défendre, chose qui ne se fait pas en Tunisie.
Avant de conclure la rencontre, Ben Yaghlane a invité un avocat à informer les jeunes présents sur les sanctions juridiques qu’encourent les émigrés clandestins, les transporteurs et les passeurs, histoire de les sensibiliser davantage quant aux risques de «brûler». En sortant de cette rencontre, les participants semblaient convaincus des dangers de l’émigration clandestine, de ses résultats désastreux sur la société et la famille et de l’intérêt de rester en Tunisie. Mais un petit test a révélé le contraire. Nous nous sommes approchés au moment de la sortie de la salle d’un adolescent de 16 ans pour lui demander s’il serait motivé, après avoir écouté ce débat, pour «brûler». Sa réponse est venue, calme et évidente : «Bien sûr que je partirai. Rien ne me dissuadera de mon projet. J’ai un oncle qui travaille à l’étranger et je compte suivre son exemple!».
A méditer… Hanène Zbiss