"ETRES ET CHEMINS DU REVE". Le destin des Aborigènes d'Australie(4).

Publié le 12 février 2010 par Regardeloigne

 

 

« Une vieille femme, qui cherchait de la nourriture à Maluna, près du lac Eyre, vit un grand kangourou (kungara) ; elle aurait bien aimé le tuer, mais soudain, un petit garçon, Wilkuda, sortit d'un bond de son ventre — exactement comme aurait fait un jeune marsupial s'échappant de la poche de sa mère — et courut après l'animal dans la direction de l'ouest, à travers la vaste étendue de pays occupée maintenant par le lac Eyre. Il campa à proximité de la ferme d'élevage Peake. Le lendemain matin, il réussit à tuer le kangourou; il fit alors un feu et plaça la bête dessus ; ceci se passait non loin du monticule de Keckwick, à Ngurupana, c'est-à-dire, littéralement, à l'endroit de la queue, ngurupa signifiant queue. Wilkuda s'endormit, mais à son réveil, au lieu de trouver son kangourou cuit, il s'aperçut que celui-ci avait pu se dégager des flammes et s'était enfui. Aux environs de Kununa, en remontant la vallée de l'Arckaringa, il pour­chassa toute une troupe de kangourous à laquelle le sien s'était joint, et il parvint à le couper du reste de la harde, car il entendait attraper ce kangourou-là, et non un autre.

Alors qu'il arrivait à Tondina, il rencontra sa ngauwili, personne qui était considérée comme la sœur de son père en vertu des règles de parenté classificatoire et qui se trouvait être aussi la cousine croisée de sa propre mère; il eut avec elle des relations sexuelles, et comme elle le lui reprochait, il la tua. Par parenthèse, remarquons que cet épisode du mythe exprime le courroux de la tribu devant un acte charnel qui est une forme d'inceste.


 

Au cours de la poursuite, il se sentit gagné par une très grande fatigue. C'est alors qu'un vieil homme, qui chassait avec son chien, vint à passer par là et vit le grand kangourou; le prenant pour un animal ordinaire, il le captura avec l'aide du chien, le tua et le dépouilla. Wilkuda finit par rejoindre le vieillard; il lui dit que cette bête lui appartenait, ajoutant toutefois : « Vous pouvez le manger, mais remettez-moi la peau. »

En possession de la peau, Wilkuda s'en retourna vers l'est. En un endroit proche de Guduna (vallée Goodana), il s'arrêta, projetant de former là un lac avec cette peau; mais un petit oiseau, le Yuriilya, lui conseilla de n'en rien faire, car les gens avaient besoin d'aller et de venir dans ces parages. Il enroula alors la peau et descendit la Nulkuna (rivière Nilkinna). L'oiseau l'arrêta encore une fois dans son intention de créer un lac, en lui disant de ne pas déposer la peau le long du chemin qui suit la rivière Anna. Alors qu'il passait dans un endroit situé du côté est de cette A^allée, il laissa tomber la peau qui devint sur-le-champ le lac Eyre, tandis que lui-même se changeait en pierre ; en outre, deux rochers, que l'on peut également voir en ce site, sont, l'un, le sac dans lequel il transporta la peau, l'autre, son couteau, et, chose assez étrange, le kangourou lui aussi se trouve là, pétrifié. Autant que je sache, cette pierre n'est pas la résidence des esprits-kangourous. Il faut encore signaler qu'il y a à Maluna, lieu où commence l'action du mythe, un tas de pierres-kangou­rous. ». a.p elkin .les aborigènes australiens.gallimard.

   

Ce mythe arabana(lac Eyre) que relate Elkin indique et sanctionne une prohibition sexuelle, montre que les chiens sont appréciés pour la chasse, explique divers faits naturels tels que le lac Eyre, et, de surcroît, révèle qu'aux temps héroïques ,ou temps du reve (dreamtime)on faisait une distinction entre les animaux de type courant et ceux qui, comme le grand kangourou du mythe, possédaient une vertu particulière.

  

« Ils ont créé toutes choses » : ainsi commencent souvent les mythes aus­traliens . Une telle proposition évoque notre Genèse et donne à penser que ces « créateurs » seraient analogues à notre Dieu biblique. Qui sont-ils ? Ce sont les « êtres du Temps du Rêve », expression commode que l’on emploie pour les désigner. Mais, bien que chacun de ces êtres (ou groupes d'êtres, car il s'agit souvent de collectifs agissant de concert) ait un nom propre les langues aborigènes, ne dis­posent pas de terme générique pour les désigner (comme dieu ou divinités).

L'expression d'« être du Temps du Rêve » est donc déjà légèrement trompeuse en ceci qu'elle donne à penser qu'il s'agirait là d'êtres dotés d'une qualité ontologique différente de celle des hommes, des animaux ou des autres êtres qui peuplent ce monde ; ce que ces langues notent est plutôt une différence entre le Temps du Rêve et celui de maintenant. Nous continuons néan­moins à employer l'expression, car nous n'en avons pas trouvé de meilleure ; elle désigne simplement le lieu d'un problème, car ce sont des êtres non identifiables selon nos concepts religieux. Alaintestart Des dons et des dieux. anthropologie religieuse et sociologie comparativeErrance, Paris « Rêve » et « Temps du Rêve » font référence au concept essentiel de la société aborigène , concept absent (et donc trompeur) de la société européenne malgré la similitude des mots. Aussi, pour le définir ce concept nécessite une étude approfondie des idées aborigènes sur la nature du monde. Les deux expressions sont nées du désir des premiers anthropologues de traduire en anglais par dreaminget dreamtime, les concepts aborigènes Wongarr en Yolngu, djukurrpa en Warlpiri ou altyerrenge en Aranda). Quand Baldwin Spencer et F.Gillen utilisèrent, pour la première fois en 1896, l'expression «Temps du Rêve »,Ils expliquèrent que le mot altyerrenge s'appliquait à des événements associés aux ancêtres des temps mythiques et aux représentations de cette époque.( Le mot altyerra signifie aussi « rêve », et le suffixe -enge évoque la possession, l'appartenance.) .La traduction littérale aurait pu être « qui appartient aux rêves », ou « relatif aux rêves » mais, afin de différencier ce concept des rêves quotidiens et pour insister sur le lien avec le passé ancestral, Spencer et Gillen créèrent l'expression « Temps du Rêve ». Certains aborigènes pensent d’ailleurs que le mot rêve esttrompeur ; Il ne faut donc pas comprendre les expressions « Temps du Rêve » et « Rêve » dans le sens ordinaire qu'elles revêtent en français : elles font référence à un concept religieux unique et complexe pour désigner à la fois les êtres éternels, les récits mythiques de leurs voyages et l'espace-temps où ces actions se déroulent .le « rêve » englobe bien sur, ce que nous appelonsmonde onirique, mais concerne tout autant les itinéraires des « grands ancêtres et leurs points d'arrêt géographiques, devenus des sites sacrés. il s’agitdonc d’une articulation complexe entre l’espace et le temps, entrel'infiniment grand et l'infiniment petit, le dedans et le dehors, la matière et le mouvement ; aussi ce que nous appréhendons par les concepts d’immanence et de transcendance.

L'interprétation dynamique de traces visuelles et la projection de savoirs spéculatifs dans l'espace sont la clef de la pensée abo­rigène. Ce système cognitif spatialisé repose sur une vision de l'univers qui pourrait être qualifiée de « connexionniste », car tout y est virtuellement connectable et interdépendant : toute connexion entre deux éléments a des effets sur d'autres éléments de ce réseau. Que ce soit les hommes et les femmes, le règne animal, végétal ou minéral, la terre, le souterrain ou le ciel, l’infiniment petit et l'infiniment grand, la vie actualisée et les rêves, tout interagit. Ces connexions sont mises en œuvre par les rites, les rêves, et par le lien spirituel et physique qui unit chaque humain à certains éléments de son environnement, lien qu'on a coutume en anthropologie de qualifier de « totémique"barbara glowczewski. reve en colere.terre humaine.plon.

  

Les Aborigènes australiens ,suivant la tradition des chasseurs cueilleurs, lisent la terre commenous lisons un livre, interprétant tous les traits du paysage comme les traces vivantes d'êtres fantastiques. Venus d'ailleurs, de la mer, du ciel ou des entrailles de la terre, ces héros nomades sillonnèrent le continent et le bali­sèrent d'empreintes de leurs corps ou de métamorphoses de leurs organes.

Dans la plupart des systèmes de croyance aborigènes le monde a été créé bien avant l'apparition des humains. On dit souvent qu'au commencement la terre était plate et vide. Les ancêtres émergèrent du sein de la terre et commencèrent à façonner le kangourou, l'émeu, l'opossum, la chenille ou la larve ; pour d’autres, ce furent les choses inanimées comme les arbres ou rochers ; pour d'autres encore, des compositions complexes comme feu de broussailles ou la ruche et le miel. Mais cette forme importait peu puisque ces êtres n'étaient pas soumis aux contraintes du quotidien. S'ils étaient rochers, ils pouvaient courir; arbres, ils pouvaient marcher; poissons, se déplacer sur la terre ferme ou plonger sous sa surface. Très souvent, un ancêtre se transformait d'animal en homme ou en forme inanimée; il pouvait nager comme un poisson ou sauter comme un kangourou, marcher comme une personne, chanter ou accomplir des rituels, puis devenir un rocher.

Chaque action des ancêtres eutdes répercussions sur la configuration du paysage. Les lieux d'où ils émergèrent du sol devinrent des points d'eau ou des entrées de grottes ; là où ils marchèrent, s'écoulèrent des cours d'eau ; et les arbres se mirent à pousser là où ils avaient enfoncé leur bâton à fouir dans le sol. De formidables batailles opposèrent des clans d'ancêtres : des collines ayant la forme de leur corps apparurent là où ils étaient morts et leur sang donna naissance à des lacs. Au fil du temps, le paysage se modela et se métamorphosa, aussi longtemps que les ancêtres vécurent à la surface de la terre. Quand ils abattaient des arbres, cela dessinait une cicatrice sur le flanc des collines ; quand ils traversaient une rivière, ils laissaient derrière eux une barre rocheuse ; et quand ils lançaient leur boomerang, ils creusaient un trou dans une colline. Telle rivière du sud-est, par exemple, vient de ce qu'un monstrueux crocodile, fuyant devant un puissant héros mythique auquel il avait ravi ses deux épouses, creusa profondément le sol en sa course folle, et traça ainsi le lit de la rivière. Chaque détail du paysage s'explique de façon analogue. Le paysage n'est pas seulement la conséquence des actions des ancêtres : c'est aussi le résultat de la transformation de leur corps ou de leurs substances corporelles. En Terre d'Arnhem, les sources d'ocré se sont formées à partir de leur sang ou de leur graisse. Selon un mythe, la grande carrière de Ngilipidji (non loin de la baie de Blue Mud en Terre d'Arnhem orientale, est née des blocs de miel solidifiés qui s'enfoncèrent au plus profond du sol quand des ancêtres de sexe féminin abattirent des arbres chargés de rayons de miel.


Quand j'avais vu AyersRock quelques années aupa­ravant, ses dimensions, ses couleurs, son silence, sa soli­tude n'avaient pas été loin de me saisir d'une crainte respectueuse et c'en était là mon seul "souvenir rétros­pectif. Mais, par la suite, quand nous eûmes appris les légendes du lieu, celle des Serpents qui avaient livré bataille autour du trou d'eau de Mutigulana, celle des Rats marsupiaux et du démon Kulpunya, celle du Lézard devenu fou et de son boomerang perdu, celle de l'inoffensive Taupe marsupiale), mon point de vue changea. Les immenses et superbes accidents ne furent plus de simples abîmes, de simples grottes, de simples taches de couleur ; les histoires que les aborigènes m'avaient racontées leur avaient insufflé la vie ; les préci­pices étaient l'œuvre du petit Lézard ou des Rats marsu­piaux, les grottes redevenaient les campements des êtres ancestraux, la tache grisé de la falaise, la trace de la fumée du camp en feu des Femmes-Lézards ensommeillées .

Avant ces puissants exploits des « Temps de la création », Ayers Rock n'existait pas sous sa forme actuelle de monolithe mais, après la bataille des Serpents, après la-déroute des Rats marsupiaux du fait de l'infernal Kulpunya, après que le petit Lézard et les inofïensives Taupes eussent fini leur oeuvre, le grand Rock émergea du sol exactement tel qu'il est aujourd'hui.

Chaque précipice, chaque grotte, chaque faille, chaque marque sur le sommet ou les flancs du Rock commémorent les exploits et les aventures des créatures des temps très lointains. Les failles, les couches de rochers et les taches de la face sud sont les pistes que suivirent les belliqueux Serpents ; les précipices du nord, avec leurs innombrables grottes, étaient les lieux de campement des Rats marsu­piaux et les innombrables trous du côté ouest sont l'oeuvre du petit Lézard et des inoffensives Taupes. CHP. MOUNTFORD hommes bruns et sables rouges. Mythes et rites des aborigènes d’Australie centrale. payot


La forme actuelle des animaux leur vientaussi des épisodes du Temps du Rêve ; ainsi, l'échidné, ressemblant à un hérisson, n'a acquis ses piquants qu'après avoir commis quelque faute grave, alors qu'il fut lardé de lances par ses compa­gnons indignés, chacune des lances du Temps du Rêve devenant un des piquants de l'animal. Si les hommes appartiennent à des clans différents, chacun associé à une espèce animale (le totémisme) c'est parce qu'il en était déjà ainsi au Temps du Rêve.

. Les Aranda racontent qu'il n'y eut tout d'abord sur terre que des êtres informes, sortes de larves vivant sur les bords de flaques d eau (Spencer et Gillen 1899). Au ciel, résidaient deux personnages appelés Numbakulla — terme qui désigne un être unique dans d'autres versions sensi­blement différentes. Ils descendirent sur la terre ; ils étaient armés chacun d'un grand couteau avec lequel ils taillèrent les êtres informes pour en faire des semblants d'humains : ils firent une fente et ce fut la bouche ; deux autres fentes, ce furent les yeux ; de même, ils séparèrent les bras, firent quatre fentes à chaque extrémité pour former cinq doigts, et ainsi de suite jusqu'à ce que ces larves res­semblent à des hommes tels que nous les connaissons actuellement. Puis, leur travail achevé, ils remontèrent au ciel et l'on n'entendit plus jamais parler d'eux. ALAIN TESTART.op.cité

   

   L'action de ces grands ancêtresestdonc une mise en forme, une transformation plus qu'une création ex nihilo. Ils agissent à l'égard des larves originelles comme le feront les autres êtres du Temps du Rêve : car beaucoup d'autres viendront qui pratiqueront sur ces humains déjà différenciés la circoncision et la subincision, achevant ainsi d'en faire des vrais hommes. Dans d'autres mythes, les héros du Temps du Rêve sculpteront le paysage, faisant surgir rochers, rivières ou ravinements ; d'autres mettront en forme la société, lui fournissant son organisation sociale définitive, la divisant en classes matrimoniales. Dans tous les cas, qu'il s'agisse des corps, de la terre, de la collectivité qu'il convenait d'organi­ser, la matière première était déjà là .L'action des grands transformateurs primordiaux s'attache aux surfaces : surface des corps ou surface de la terre que l'on incise profondément. Art du ciselage et aussi art de la coupure. A l'origine n'existe qu'un monde indifférencié ; après la mise en forme des corps, ces premiers êtres sont déjà répartis en clans totémiques, première différenciation sociale. . Ainsi le mythe fait-il progresser d'un état premier de confusion à un état non ambigu de différenciation ,des choses et des êtres, des sexes ou des groupes sociaux. Alain testart op.cité.

  

Le monde des origines humaines est celui d'embryons partiellement aboutis qui ont le pouvoir d'engendrer différentes formes de vie. Les forces ancestrales surgissent dans un monde indifférencié. Mais leur existence donne au monde sa complexité et son organisation : les caractéristiques du paysage apparaissent et les hommes se distinguent des animaux. Quand on remonte dans le temps par contre , les différences entre les êtres s'amenuisent et les parentés se font plus visibles ; les humains ne sont pas si différents des animaux et la découpe des montagnes atteste de la marque du temps et de l'action des ancêtres sur le paysage. Le totémisme - lien spécifique entre les êtres humains et les espèces animales - représente en partie l'expression d'une foi en une origine commune des êtres et en un partage de la matière dans l'univers. Les Dreamings ou êtres éternels portent en effet souvent des noms d'animaux ou de plantes. Certains ont la forme même de leur nom, Kangourou, Igname, d'autres sont anthropomorphes ou hybrides. Ils peuvent aussi s'appeler Pluie, Lance, Fièvre, Colère, etc. Dans tous les cas, leur nom fait d'eux le principe conditionnant l'existence actuelle des choses ainsi nommées. Par exemple, les varans et les ignames sont dits les enfants des Rêves Varan et Igname. De même, sans les Rêves Pluie et Lance il n'y aurait pas de pluie ou de lance aujourd'hui.

Leur tâche achevée, les façonneurs du paysage se sont enfoncés dans le sol ou sont devenus des phénomènes célestes mais ils n'ont pas pour autant quitté la terre : ils sont dits éternellement présents dans les sites qu'ils ont marqués et nommés.Quand ils quittèrent la surface de la terre pour regagner le Temps du Rêve, ils laissèrent derrière eux des flux de pouvoir spirituel et des traces de leur passage qui, encore aujourd'hui, affectent la vie terrestre. Par ces « attracteurs d’énergie », ils agissent directement sur la fécondité des femmes, la fertilité de la nature ou même l'existence de phénomènes comme la pluie ou les vents. Ils sont aussi les garants même de la culture ; d'une part pour avoir instauré certai­nes règles sociales et pratiques rituelles, d'autre part car ils conti­nuent de guider les hommes dans leur sommeil.ici « rêve » rejoint notre sens de monde onirique ;dans leur sommeil, hommes et femmes peuvent, assister aux événements ancestraux puis en témoigner, notamment en rêvant de nouveaux chants, peintures et danses qu'ils incorpo­rent à leurs rituels.


Chaque « rêve » est éternellement présent dans les sites qu'il a traversés, sous forme de kuruwarri « dessin », « image », « marque ». Les principes ancestraux ont « marqué » le paysage en y laissant des empreintes : traînée de couleur dans la roche ou peintures rupestres, etc.), ou en métamorphosant leur corps (sang ou urine changés en points d'eau, organe pétrifié), ou encore en provoquant par leur disparition sous terre un accident topographique (trous, marais, bassins, collines, etc.). Mais ces empreintes ne sont pas seulement les évocations des « rêves », elles désignent aussi quelque chose de vivant, réservoir d’énergie cosmique et vitale. Hommes et femmes en sont tous les dépositaires dans leur corps au même titre que les sites et les choses qui portent le même nom, mais ces forces, pour être actives, nécessitent de la part de chaque groupe local des rituels. Ce sont ces rites, effectués séparément par les hommes et les femmes, qui favorisent la reproduction des hommes et des espèces animales et végétales qui leur sont associées, ainsi que celle des phénomènes naturels, telle la pluie, ou encore des caractéristiques culturelles, tels les objets manufacturés ou les statuts sociaux.

  

On pourrait d’ailleurs dire que les « êtres du rêve », grands ancêtres ou héros, sont eux-mêmes des manipulateurs d’énergie cosmique et des démiurgesplus que descréateurs ex nihilo,à l’encontre donc de nos divinités. Ainsi ils possèdent des objets sacrés. Dans la mythologie Aranda, ce sont essentiellement des pierres de forme oblongue ou des plan­chettes de bois que l'on appelle des tjurunga (churinga, selon la traduction de Spencer et Gillen). En Terre d'Arnhem, les sœurs Djanggawul possèdent dès l'origine toute une panoplie d'objets sacrés, nattes, paniers, bâtons. La détention de ces divers objets a une importance capitale : ils conditionnent la puissance des êtres du Temps du Rêve.

Les tjurunga engendrent les êtres du Temps du Rêve, ils engendreront d'autres tjurunga ; toute la capacité de multiplication de ce monde –provient doncde ces objets. Les sœurs Djanggawul enfoncent leurs bâtons sacrés dans sol et chaque fois apparaît une source ou un trou d'eau, d'où sortent, dès le temps du mythe, d'innombrables êtres qui vont peupler le monde. Toute vie sur terre au Temps du Rêve comme à présent, naît des sœurs Djanggawul, des trous qu'elles ont faits à la surface de la terre ou de leurs ventres dont - précise le mythe _ les enfants coulent à flots. Lorsqu'elles se feront voler les objets sacrés, leurs pouvoirs cesseront.

Le «  rêve » existe doncindépendamment du temps linéaire de la vie quotidienne ou de la séquence temporelle des événements historiques. Il acquiert le sens de temps parce qu'il était là au commencement, mais aussi parce qu'il sous-tend le présent et détermine le futur; c'est un temps au sens où, à une époque, n'existait que le Temps du Rêve. Mais le Temps du Rêve n'a jamais cessé d'être et, du point de vue du présent, c'est autant une caractéristique de l'avenir que du passé. On pourrait parler d’éternité mais lemot « éternel » n’aurait pas ici le sens de durée illimitée mais dans un sens philosophique, il désigneraitla réalité immuable et toujours présente qui est à la base du Temps et qui s'exprime en lui. Ce n’est donc pas la simple métaphore d'un passé origi­naire, opposé à la réalité présente mais un moyen d'accéder à une mémoire inscrite dans la terre. La vie des hommes et la succession des générations subissent l'influence du passé ancestral. Il en va de même pour le cycle des saisons et les variations du paysage, eux aussi déterminés par la présence éternelle des ancêtres. La pensée aborigène s'intéresse aux continuités qui sous-tendent les processus dynamiques et produisent de nouvelles vies, ainsi qu'à la stabilité dans un monde où le changement est un fait avéré. C'est cette adaptation au changement et à ses processus qui lui a permis de conserver sa pertinence dans un monde en rapide évolution.

 

le présent est « le passé » latent qui existe toujours en puissance. La virtualité de ce dernier est actualisée grâce aux rites et au comportement cérémoniel. Histoire il y a donc, mais il s'agit du mythe de ce qui se cache « derrière » le présent ou « au-dedans » de lui, plutôt que de ce qui se passe sur le « devant » de la scène. Et ce qui se trouve « au-dedans », c'est le Rêve — réalité invisible quoique permanente de chaque être vivant, de chaque phénomène ainsi que des rapports qui les lient. Tout ce qui est préexiste ; rien n'est création ou réa­daptation. Lorsqu'un être humain, une espèce animale ou végétale, un phénomène naturel n'est pas, cela indique simple­ment qu'il se trouve dans une des phases invisibles du cycle ininterrompu de son existence, lequel n'a pas le caractère d'un développement progressif, mais celui d'une répétition. Il va de soi que cette manière de voir est une question d'atten­tion accordée plus absolument à certains faits qui revêtent une importance capitale pour ces populations. Elle est du reste une conséquence des conditions de vie du chasseur-collecteur. Ce dernier n'a pas l'espoir de trouver des variétés nouvelles ou meilleures d'ignames ou de graines comestibles, il ne cherche pas non plus à en créer de même qu'il ne peut compter élever des wallabies dont la « viande » deviendrait supérieure en qualité. Son existence est entièrement tributaire du retour périodique des saisons, de la venue des ignames aux endroits où elles poussent habituellement, de la « multipli­cation » des wallabies aux époques et dans les lieux où elle se produit d'ordinaire, etc. Cela revient à dire qu'elle dépend du maintien d'un statu quo.

a.p elkin .les aborigènes australiens.gallimard.

       

Les êtres humains sont eux même des récurrences de la présence des ancêtres sur terre.

Dans la pensée aborigène les relations sexuelles ne suffisent pas à créer une nouvelle génération d'hommes ni à donner une identité, même si le rôle de la sexualité n’est pas méconnu contrairement à ce que pensaient les premiers anthropologues. La conception requiert en outre l'intervention du spirituel, et ce sont les « esprits » de la conception qui donnent aux hommes leur identité spirituelle. il est dit que chaque individu incarne un kurruwalpa ou « esprit-enfant » , manifesta­tion singulière des « forces vitales » d'un « rêve »particulier ; les ancêtres voyageursles ont « semés » sur leurs itinéraires et ils attendent le plus souvent, dans les eaux d'un puits ou d'un ruisseau, ou dans l'air d'un site sacré, en attendant de pénétrer dans le ventre des femmes qui passeraient par là, afin de naître ainsi sous forme humaine. Les représentations des esprits de la conception varient selon les régions mais, quelle que soit leur forme, on les croit partout capables de pénétrer une femme pour provoquer une conception. Ces esprits sont également invoqués lors de rites associés à certaines cérémonies de la fécondité.

« Lorsqu'un groupe désire avoir davantage d'enfants, les hommes, évitant soigneusement les corps métamor­phosés des enfants contrefaits, se rendent aux pierres yulanya et, s'accompagnant d'un chant spécial, placent entre elles de petites branches vertes. Stimulés par les chants, les petits esprits quittent leur demeure en empor­tant le kuran d'une branche — mais non la branche même — et rendent visite au camp des aborigènes, à la recherche de mères souhaitables. Son choix fait, le yulanya guette l'instant où la femme n'est pas sur ses gardes, s'introduit dans le corps de celle-ci et commence à y vivre en tant qu'être humain ». CHP. MOUNTFORD hommes bruns et sables rouges .

 
 

On peut rétrospectivement identifier l'esprit qui a présidé à une conception. Une femme signale qu'elle est enceinte et sent le bébé remuer dans son ventre. Son mari et ses parents vont repenser aux événements passés qui ont pu déclencher la conception. La femme peut avoir nagé dans un point d'eau proche d'un site du Rêve ou avoir participé avec ferveur à une cérémonie. Le plus souvent, c'est un événement dangereux ou inhabituel que l'on retient. Le mari peut avoir tué un kangourou qui avait un foie particulièrement développé, ou sa femme peut avoir fait cuire un goanna(lézard) bien gras. L'homme aura pris sa pirogue et manqué de se faire renverser par une baleine, son chien se sera peut-être fait attraper par un crocodile. De tels faits indiquent la présence dans un lieu d’un ancêtre particulier - kangourou, goanna ou crocodile qu’il faut identifier à travers lessignes.

 

(A SUIVRE...)