Les ouvriers de Philips à Dreux : une expérience d'autogestion

Publié le 18 février 2010 par Uscan
L'autogestion des ouvriers est un modèle qui fonctionne. De nombreuses usines ferment alors qu'elles sont parfaitement rentables, mais les exigences des actionnaires, qui obligent à voir le chiffre d'affaire augmenter de façon infinie, force à tout optimiser, jusqu'à l'extrême, jusqu'à l'absurde, quitte à détruire des emplois là où il serait possible de les conserver à chiffre d'affaire constant... La gestion coopérative n'implique pas de telles exigences, et nombreux sont les cas où le contrôle par les ouvriers de leur outil de production permet de sauver une usine et ses emplois. La loi, malheureusement est globalement contre ce genre de pratique. La SCOP revêt bien une existence légale, mais encore faut-il trouver les fond nécessaires pour racheter l'outil de production. Dans ce genre de configuration, aucune institution ne vient les aider, ni la loi, ni leurs anciens patrons. On pourrait pourtant imaginer nombre de dispositions : forcer une entreprise qui licencie après avoir reçu des subventions à donner ou vendre à très bas prix (norme à définir) l'outil de production dans le cas où les ouvriers montent une SCOP ; obliger, comme on le fait pour les reclassements, les employeurs qui présentent un plan social à envisager une solution viable d'autogestion pour sauver les emplois, où à en démontrer l'infaisabilité, démonstration effectuée sous la contradiction des syndicats et/ou d'un groupe indépendant de représentants des salariés. Rien de tout cela, on l'aura compris, dans notre société, l'autogestion fait figure de subversion. Lisez cet article de Daniel Maunoury et Sophie Chapelle, qui raconte l'histoire des ouvriers Philips de Dreux.

A l’usine Philips de Dreux, les salariés expérimentent l’autogestion

Par Daniel Maunoury, Sophie Chapelle

Menaces à la bombonne de gaz, occupations d’usines, séquestrations de patrons : c’est par la radicalisation des actions que les New Fabris, Molex, Conti ou Michelin ont fait connaître leurs revendications. Début janvier, les salariés de l’entreprise Philips EGP de Dreux ont choisi de placer l’imagination au pouvoir : alors que leur usine risque de fermer, ils mettent en place pendant dix jours un contrôle ouvrier sur la production. Rencontre avec des salariés qui ont testé cette nouvelle manière de lutter contre les plans sociaux et les délocalisations.

Un homme plutôt baraqué en blouson de cuir vient de franchir la porte du Terminus Bar, à la gare de Dreux (Eure-et-Loir). « Manu ». Le ton est assuré, la poignée de main franche. « Vous venez un peu tard pour voir le contrôle ouvrier, c’est suspendu depuis le 15 janvier. Mais la lutte continue ». « Manu », c’est Manu Georget, le délégué syndical CGT de l’entreprise Philips EGP Dreux. Cela fait dix ans qu’il travaille sur ce site industriel, « dix ans de luttes syndicales », rappelle t-il. Philips EGP Dreux est située dans la zone industrielle des Châtelets. Une zone sinistrée par les plans sociaux successifs. « Renault aujourd’hui est fini, Valeo est fermé. La métallurgie qui était très puissante dans le département a vécu 20 ans », déplore Manu.

De la bataille administrative contre les licenciements économiques...

L’enseigne de Philips est encore allumée. Dans la région depuis 1953, le groupe employait il y a 10 ans 4 000 personnes sur les trois sites « télévision » de l’Eure-et-Loir. Aujourd’hui, tout ce qu’il reste de l’activité française du géant néerlandais de l’électroménager et de l’électronique grand public, c’est l’usine de Dreux avec ses 217 salariés. À l’entrée du site spécialisé dans la production de téléviseurs à écrans plats, quelques voitures sont déjà sur le parking malgré l’heure matinale. « La direction a supprimé les équipes de nuit et de l’après midi, mais l’équipe du matin a gardé l’horaire, explique Manu. Ils continuent à se lever à 4 heures du matin pour venir travailler à 5 heures. Quand tu sais que c’est presque la fin et que tu as un certain âge, l’annonce de la fermeture peut venir comme un soulagement ».

Dans le local de la CGT bardé d’affiches, l’œil du Che observe la cafetière où l’on vient s’approvisionner en remontant et en courage. Nathalie et Salah entrent dans la salle. Ces élus CGT ont « été réintégrés en juin 2009 », sur décision du tribunal administratif, explique Manu. Ils avaient été licenciés dans le cadre du Plan de sauvegarde pour l’emploi (PSE) de mars 2008. « Quand on a su que ce site allait fermer, on s’est mis en grève 11 semaines », rappelle Manu. Une grève « difficile », alors même que les syndicats FO et CFE-CGC avaient donné un avis favorable au PSE. La direction avait justifié les licenciements par le sauvetage du site.

...au contrôle ouvrier contre les plans sociaux

Le 23 juin 2009, le tribunal administratif donne raison aux grévistes : le licenciement des 278 salariés n’a pas de cause réelle et sérieuse, car l’entreprise avait redéfini son périmètre d’activité pour prétexter des licenciements économiques. « Une histoire qui gêne beaucoup la direction » rappelle Manu. Et pour cause : le groupe Philips est divisé en trois unités, l’éclairage, le matériel médical et l’électronique grand public. Chacune de ces unités est largement bénéficiaire, mais la direction a redéfini le périmètre d’activité en isolant la production de téléviseurs. « En agissant ainsi, notre branche a un résultat négatif, mais ce serait la même chose si on le faisait avec les aspirateurs... L’important, rappelle Manu, c’est que l’électronique grand public soit toujours positif dans son ensemble avec une hausse des bénéfices de 15 % en 2009 ».

Gérard Kleisterlee, directeur général du groupe Philips, a déclaré début janvier qu’il prévoyait une croissance annuelle de son chiffre d’affaires d’au moins 6 % en 2010. Malgré ce chiffre, un an et demi après le précédent « plan social », et 5 mois après la victoire administrative des salariés, le couperet tombe à nouveau. En octobre 2009 est annoncée la fermeture de l’usine de Dreux. « Tout le monde était dépité », se souviennent les syndicalistes réunis autour de la table. Mais l’assemblée générale du 5 janvier 2010 va changer la donne. « Ce jour-là, on entend toutes sortes de propositions : cuire des merguez, installer des bombonnes de gaz, séquestrer le patron... Mais tout ça, c’est du déjà vu. Et là, il y a des salariés qui disent : pendant des mois vous nous rabâchez avec le contrôle ouvrier et bien, c’est cela qu’il faut faire ! », racontent avec enthousiasme les CGTistes. 147 salariés votent pour, 5 sont contre. Les trois syndicats, CGT, FO et CGC apportent leur soutien, dans un premier temps. L’encadrement rentre dans le mouvement et la production de téléviseurs est relancée par les salariés eux-mêmes.

Mise en demeure pour détournement des biens de l’entreprise

« Philips commençait à nettoyer le site, on n’avait plus de pièces et on faisait quelques fins de stocks. La mission première était de passer commande et là, en deux jours, on arrive à avoir des pièces pour faire 5000 appareils. » Les salariés augmentent la production, en la faisant passer à 300 téléviseurs par jour. Ils stockent ceux-ci dans un local réquisitionné à cet effet. « On était vraiment très solidaires », appuie Salah, le syndicaliste réintégré. Pendant dix jours, entre le 5 et le 15 janvier, un point est organisé chaque matin et l’auto-organisation se met en place. « Les salariés travaillaient normalement, ils savaient qu’ils avaient 5 000 pièces à faire, sauf qu’il n’y avait plus de direction. Ils respectaient même le temps de pause, c’est dire ! » raconte Manu. « J’étais là matin, midi, soir, toute la nuit, tout le temps pour surveiller l’entrepôt, se souvient Franck. On tournait avec Manu, je venais dormir deux heures là derrière le local. Ça aurait pris, si ça avait duré plus longtemps. » Les Philips tentent d’emboiter le pas aux salariés des usines horlogères LIP de Besançon qui s’emparèrent en 1973 de leur outil de travail. Ils fondèrent alors un modèle coopératif, avec pour slogan « on produit, on vend, on se paye ». Mais à la différence des LIP, l’usine Philips de Dreux « a encore des patrons ».

Au terme d’une semaine de contrôle ouvrier, la direction de Philips comprend que les salariés se sont appropriés l’outil de travail. Le 11 janvier, un huissier vient constater les faits et deux délégués, l’un de FO, l’autre de la CGT, sont mis en demeure pour détournement de produits appartenant à Philips. Le syndicat CGT de l’usine continue de soutenir le mouvement mais FO commence à se désengager. « Le contrôle ouvrier n’est pas quelque chose que les confédérations soutiennent. Notre exclusion nous donne une liberté dans nos actions » explique Manu. Car la section CGT est en dissidence depuis 2000. Exclue de l’Union locale et départementale, elle reste rattachée à la fédération de la métallurgie.

Après les délégués, c’est au tour de quatre caristes de se voir intimer par un courrier de la direction de sortir les téléviseurs de l’entrepôt réquisitionné. « La menace tombe... et là j’ai vu la peur chez les salariés. C’est horrible !, se désespère Manu. Le patron va les foutre dehors : il n’y a plus rien à perdre, mais la peur d’être dans l’illégalité persiste, comme des gamins à l’école qui ont volé un truc. »

« On a montré que l’on n’avait pas besoin des patrons »

Le 15 janvier, le choix est fait de « suspendre » le contrôle ouvrier pour « ne pas mettre en danger certains salariés  ». « On dit que l’on suspend, et pas que l’on arrête, parce qu’une partie des salariés ont l’idée de tenir une activité, quelle qu’elle soit. Peut-être dans le recyclage de produits finis, explique Manu. On a montré avec ce mouvement que si la direction ne sait pas faire, nous on sait gérer l’approvisionnement, la production et le stockage. Si Philips ferme, le groupe devra reverser une somme d’argent à la Région et au Département. Cette somme est souvent réinvestie dans des choses qui ne marchent pas. Et bien chiche, cet argent on le met dans le site pour les salariés qui veulent préserver leur emploi. Relançons la marque Radiola, on peut créer une SCOP et vous verrez que ça marchera ! ».

Reste à savoir si c’est ce que tout le monde veut. Beaucoup dans l’usine sont proches de la retraite et s’attellent aux calculs. « Il y en a qui se disent : je n’y arrive pas, ces dettes sont en train de m’étrangler. Avec les indemnités, je vais pouvoir repartir, reconnaît Manu. Mais en même temps, nos 11 semaines de grève et le contrôle ouvrier montrent que beaucoup croient en d’autres façons de lutter et de maintenir l’industrie en France. »

Ce jour là, il ne sera pas possible d’aller visiter l’atelier : la direction a repris les rênes et sans autorisation écrite, impossible d’entrer. Le travail a repris, mais au ralenti. Chacun va à son poste en reculant. Manu doit partir, une réunion avec FO est programmée pour faire un point sur les procès. « La grève de 11 semaines en 2008 était légitime et elle doit être payée. On est allés devant les tribunaux déposer 147 dossiers et on ne lâchera pas [1] ». Le tribunal a déclaré la grève légitime, un million d’euros de dommages et intérêts devait être versé aux salariés. Mais Philips a fait appel. Tout en rêvant, pour certains, à une nouvelle expérience de contrôle ouvrier, les salariés continuent le combat juridique.

Sophie Chapelle

Photos : Daniel Maunoury

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