BHL ou la diagonale du fou rire

Publié le 22 février 2010 par Savatier

A moins d’avoir passé les deux semaines écoulées à bord de la station spatiale internationale, au fond du gouffre de Romy ou à dénombrer les fous masqués sur l’île de Clipperton, il est impossible aujourd’hui d’ignorer la sortie conjointe en librairie des deux derniers essais de Bernard-Henri Lévy. Avant même qu’ils ne soient commercialisés, la plupart des grands hebdomadaires y avaient consacré articles et louanges. Dans L’Express, qui parle de « deux livres importants », Christophe Barbier lui-même s’est chargé de l’interview du « philosophe » avec un talent, curieusement, moins incisif qu’à son habitude. Les lecteurs du Point ont, eux, eu droit à une « angolade » dithyrambique de trois pages dans le plus pur style (si l’on peut dire) de la romancière du Marché des Amants ; signalons encore, entre autres, un portrait dans Match, assorti du choc de quelques photos. Naturellement, il serait vain de chercher dans ces premiers articles la plus infime analyse critique. Ces deux livres sont, par définition, « importants », voilà qui devrait suffire. Cette promotion médiatique invraisemblable à laquelle l’auteur nous a habitué depuis tant d’années, poursuivie à la radio et à la télévision, rappelle singulièrement les plans de communication qui accompagnent en général le lancement d’une nouvelle lessive ou d’une boisson gazeuse. Pour autant, les tirages prévus par l’éditeur – probablement échaudé par le flop d’Ennemis publics, coécrit avec Michel Houellebecq – trahissent une certaine prudence (15.000 et 35.000 exemplaires).

J’avoue n’avoir pas encore terminé Pièces d’identité, une compilation de 1300 pages dont je ne rendrai compte qu’après l’avoir achevée. En revanche, j’ai lu en une soirée De la guerre en philosophie (Grasset, 128 pages, 12,50 €) et je confesse m’être davantage amusé que je ne l’aurais pensé. Car si, dans leur essai féroce et hilarant auquel j’avais consacré, en décembre 2008, une chronique, Pierre Jourde et Eric Naulleau avaient pris le parti – au second degré – de présenter Bernard-Henri Lévy comme un « auteur comique », la lecture de son dernier opus tendrait volontiers à confirmer ce jugement.

Ce texte (une version remaniée d’une conférence donnée à l’E.N.S. de la rue d’Ulm en avril 2008) est sensé expliquer au public « comment [BHL] philosophe. » Dès les pages 15 et 16, l’auteur nous délivre de ce suspens insoutenable : « Comment je philosophe ? Voilà. En restant fidèle, déjà, à la leçon d’Althusser. […] En luttant plus que jamais contre la morosité sonore, tonitruante, assourdissante, des abolitionnistes de la philosophie. » Après un tel oxymore, le lecteur s’attend à du lourd, du sérieux, du dur, du tatoué. Il ne sera pas déçu.

BHL décrit en effet par le menu la méthode, « ouvrière, artisane » avec laquelle il crée ses « concepts » – le dernier en date tenant dans un mot-valise digne de Boby Lapointe : « fascislamisme » –, voire ses « systèmes ». Selon lui, la philosophie ne peut se faire qu’hors de l’Université (qualifiée, avec un sens subtil de la nuance, de « mouroir de toute pensée »), en solitaire, en « guérillero » et en « voyou », rien de moins ; parce que, comme on pouvait s’y attendre au titre de l’essai, la philosophie est présentée comme une guerre, sans pour autant qu’il soit fait appel à Clausewitz ni à Sun Zhu : « dans une conjoncture donnée, compte tenu d’un problème ou d’une situation déterminés, identifier un ennemi et, l’ayant identifié, soit le tenir en respect, soit, parfois, le réduire ou le faire reculer. »

Les « ennemis » en trembleraient sans doute encore si l’une des armes fourbies contre eux pour mieux philosopher n’était la lecture, dont BHL dévoile ici sa conception, pour le moins très personnelle. Sur fond « d’affaire Botul » (que j’aborderai plus loin), ces pages comptent parmi les plus drolatiques du livre, de ce comique de tarte à la crème et d’arroseur arrosé, tout à la fois, dans la tradition burlesque que BHL nous avait réservée depuis ses premiers livres. En effet, pour lui, pas de « lecture conçue comme procédure, par excellence, d’apparition de la vérité ». Pas plus de « lecture lente, ruminante […] qui, à la limite, devrait prendre autant de temps qu’en prit l’auteur du texte quand il le conçut et l’écrivit ». En revanche, le « philosophe » nous propose une autre méthode, la sienne : « lecture pirate ; lecture corsaire ; lecture qui se préoccupe moins d’écouter que de faire, de respecter que d’utiliser ; la lecture comme un survol […] ; elle peut être libre, légère, désinvolte, iconoclaste, scandaleuse », avec, certes, un risque, celui de générer « entre le texte et [lui] toute la gamme des malentendus possibles ». C’est bien ce que l’on craignait.

La question de la citation intervient naturellement à ce moment crucial du livre : « Et la question de savoir comment on philosophe est aussi celle de savoir si on cite et comment. […] de la réponse qu’on lui apporte, dépendent vraiment, et à nouveau, deux styles de philosophie. » Et de préciser sa pensée : « un pirate, on l’a vu, pille, mais ne cite pas. […] Vous avez des gens qui, en d’autres termes, ne citent pas parce qu’ils ont une connaissance trop cavalière des textes. Mais vous en avez d’autres – et c’est bien plus intéressant – qui ne citent pas […] parce qu’ils en ont une connaissance trop précise, trop intime, trop respectueuse. » Quoi que son essai contienne bon nombre de citations directes et indirectes, l’auteur se situe, on l’aura compris, dans cette seconde catégorie. On regrette qu’il en ait oublié une troisième, dont, pourtant, ses lecteurs sont depuis longtemps familiers, celle du « philosophe » qui cite en lisant en diagonale, sans prendre la précaution de vérifier ses sources et en omettant toute référence sous forme de notes de bas de page. Car c’est bien de cela dont il s’agit, d’un manque chronique de rigueur qui constitue un défi permanent à la probité que l’on est en droit d’attendre d’un travail intellectuel et nuit nécessairement au contenu du discours, si intéressant fut-il.

Après le fou rire suscité par cet extrait, sans prendre soin de nous ménager un moment de répit, BHL nous plonge une nouvelle fois dans le comique de la pensée grâce à un intermède, écrit à la manière du regretté Raymond Devos revu et corrigé par Christine Angot, qui relègue le célèbre sketch du Train pour Caen au rang d’aimable plaisanterie : « Nous sommes entourés de bien plus de morts que de vivants ; je ne parle pas des vrais morts ; […] non ; je parle des morts qui se croient vivants ; des vivants qui ne savent pas qu’ils sont morts ; […] je parle de cette nuit des morts vivants, […] de cette assemblée d’incubes, de succubes et autres larves, qui est le vrai milieu où nous nous agitons et qui constitue, en particulier, la société littéraire et philosophique. Alors que, deuxièmement, et à l’inverse, les morts… Ah les morts ! C’est le contraire, les morts ! Bien plus vivants que les vivants ! » Vous suivez toujours ?

Notons au passage qu’un détail de ce texte prend toute sa saveur lorsqu’on le compare à quelques lignes d’Ennemis publics. En effet, page 49 de ce livre, Michel Houellebecq comparait aimablement Pierre Assouline à un « ténia », ce qui avait autorisé BHL à le tancer d’une belle envolée lyrique (non destinée, cela va sans dire, à défendre le critique littéraire, pourtant odieusement attaqué) : « Attention au ʺténiaʺ, cher Michel. C’est le mot de Céline sur Sartre dans L’Agité du bocal […] et vous faites […] un mauvais coup contre vous-même qui enfreignez la saine loi de rhétorique et politique […] selon laquelle il ne faut jamais animaliser, zoologiser, physiologiser ses adversaires. » On le voit, d’un livre à l’autre, la saine rhétorique s’efface ; entre « larve » et « ténia », l’auteur use sans modération de ce « droit de se contredire » que revendiquait Baudelaire.

Incidemment, puisqu’il est question du poète des Fleurs du Mal, BHL rappelle dans De la guerre en philosophie que son livre, Les Derniers jours de Charles Baudelaire, publié en 1988, « que tout le monde a pris pour un roman » était en fait « un livre de philosophie ». Personne ne l’avait remarqué, mais rassurons-le : quoi que le mot « roman » figurât sur la couverture de l’ouvrage, les baudelairistes ne le prirent jamais pour tel ; consternés ou hilares face au florilège d’inexactitudes qu’il contient, les plus charitables préférèrent tout simplement s’abstenir de le qualifier.

Signalons encore un autre moment fort de cet essai, celui où l’auteur utilise la métaphore animalière pour désigner deux manières de philosopher : celle de la chouette de Minerve, oiseau qui « se lève au crépuscule, une fois l’événement advenu », faisant de la philosophie un « art de l’après-coup », qu’il oppose à la biche du psaume 22, laquelle porte assistance aux affligés et se lève à l’aube, un doux cervidé sensé représenter la « philosophie engagée », la sienne, donc. On peine à imaginer BHL en biche, fut-elle de Vénus ou du psaume 22, mais, finalement, pourquoi pas ? Ne sommes-nous pas déjà familiers de la hardiesse de ses acrobaties ? Bien sûr, à ce bestiaire sylvestre, on se prendrait peut-être à penser qu’il manque le blaireau. Encore que…

Viennent enfin ces quelques lignes hilarantes de la page 122, initialement consacrées à une critique (d’ailleurs, pour une fois, tout à fait justifiée) des « philosophes prétendument sans chair », parmi lesquels Emmanuel Kant et son obsession maladive de la pureté, de la chasteté : « Ou bien encore Kant, le prétendu sage de Königsberg, le philosophe sans vie et sans corps par excellence, dont Jean-Baptiste Botul a montré, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une série de conférences aux néo-kantiens du Paraguay que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pur apparence… » On connaît désormais l’histoire : au milieu d’une presse servile qui avait porté aux nues tant le livre que son auteur, s’éleva la voix d’Aude Lancelin (une critique qui sait lire), sur le site littéraire du Nouvel Obs, pour dénoncer la supercherie : Botul n’a jamais existé, il est un canular de Frédéric Pagès, et BHL s’est laissé piéger !

Mis au pied du mur, il finira par avouer être tombé dans le panneau ; ses premières explications sur Canal, un peu empêtrées, seront qualifiées d’élégantes par ses thuriféraires de la presse qui souligneront, non une imposture, mais le fair-play du « philosophe ». On les comprend à demi : le ridicule, dont ils sont les victimes collatérales, les place dans une situation de complicité assez inconfortable. Mais, en dépit d’un mea culpa qui n’en est pas un, en quelques jours, le rire enfle, se répand au-delà des frontières. Alors, très vite, BHL, dont le sens de l’humour n’est pas la caractéristique première, contrattaque ; tout en phraser, la capacité d’indignation prête à bondir, la chemise blanche ouverte et l’aérodynamisme capillaire irréprochable, il accuse d’abord (avec élégance ?) Aude Lancelin, chez Laurent Ruquier, de n’avoir découvert la non-identité de Botul que très tardivement. Hélas ! Cette affirmation n’est pas recevable, car la journaliste avait déjà consacré un article au faux Botul le 18 janvier 2007, ce que l’auteur aurait pu facilement vérifier sur Internet.

Devant ce nouveau ratage de cible, BHL finit par sortir de son arsenal son arme fatale favorite : victimisation de sa personne et diabolisation de ceux qui osent le critiquer. Au micro de France Inter, alors que l’excellent Nicolas Demorand, goguenard, lui rappelle que « le monde entier est mort de rire » (il suffit de lire la presse internationale pour s’en convaincre), il riposte : « C’est en train de tourner un peu pestilentiel, monde entier ou pas. C’était marrant, ça tourne glauque. » Bref, la « meute », comme il la qualifie, ne s’attaquerait pas à ce qu’il fait, mais à ce qu’il est. Il parle même de « chasse à l’homme ». L’argument est un peu éventé – on avait entendu pour la dernière fois ce leitmotiv dans Ennemis publics – mais, dans les cas désespérés, il faut faire feu de tout bois, c’est pourquoi, d’ailleurs, tout au long de l’interview, il ne fera référence qu’à son essai de 1300 pages (Pièces d’identité), laissant penser qu’il fallait être vraiment malfaisant pour extraire les quelques lignes où il cite Botul d’un tel pavé, alors que Botul n’apparaît que dans son autre essai, De la guerre en philosophie, qui ne comporte que 128 pages - la différence est de taille.

La vraie question, pourtant, se situe ailleurs. Le canular Botul est connu des milieux littéraires depuis 1995 ; quand bien même un lecteur l’eut-il ignoré, il lui suffisait de se plonger dans le livre pour comprendre qu’il s’agissait là d’une joyeuse plaisanterie – à commencer par l’invraisemblance déjantée du texte, l’extravagance de ce groupe de néo-kantiens du Paraguay ou encore la bibliographie de Botul qui incluait des essais intitulés Landru, précurseur du féminisme ou La Métaphysique du mou ! Rien, donc, qui puisse rendre ce canular «très crédible», quoi qu’en dise sa victime. Deux hypothèses se présentent alors, pour expliquer que BHL soit tombé dans ce piège : soit sa crédulité est abyssale, ce qui paraît peu probable, soit il a appliqué au livre de Botul la méthode « pirate », « corsaire », désinvolte » de lecture telle qu’il la définit dans De la guerre en philosophie.

Cette seconde explication me semble d’autant plus relever du domaine du possible qu’elle éclairerait enfin la longue suite d’erreurs factuelles, intellectuelles et historiques qui émaillent l’œuvre du « philosophe » depuis ses débuts. Faut-il rappeler la critique du Testament de Dieu que publia Pierre Vidal-Naquet en 1979, qui dressait une impitoyable liste de bourdes, la plus anodine étant d’avoir cité la déposition de Himmler au procès de Nuremberg alors que le chef de la SS s’était, comme chacun sait, suicidé six mois avant les audiences ? Faut-il rappeler les articles de Serge Halimi (Le Monde diplomatique) et de William Dalrymple (New York Review of Books) publiés en décembre 2003 au sujet du douteux « romanquête » Qui a tué Daniel Pearl ? Ou l’article de Glyn Morgan sur American Vertigo ? Ou encore cette autre bourde, sans doute assez secondaire, mais significative de ses méthodes : Emmanuel Saint-Martin, dans un papier du French Morning du 15 septembre 2008, rendit compte de la tournée de promotion du « philosophe » outre-Atlantique pour son livre Ce grand cadavre à la renverse. Il y citait BHL affirmant que l’antisémitisme n’était pas pire en France qu’aux Etats-Unis et évoquant, pour illustrer son propos, un essai américain de John Mearsheimer et Stephen Walt qui « diabolise Israël et aurait été impubliable en France où il serait tombé sous le coup de la loi ». Or, l’essai en question figurait depuis le 13 septembre 2007 au catalogue des éditions La Découverte et dans toutes les bonnes librairies, sous le titre Le lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine. Il tomba d’ailleurs si peu sous le coup de la loi qu’il fut réédité en janvier 2009 !

BHL déclare qu’il n’accepte pas d’être attaqué sur ce qu’il est, mais sur ses idées. De ce point de vue, il a raison. Et l’on ne peut que le soutenir lorsqu’il fait l’objet d’attaques injurieuses, comme ce fut le cas depuis quelques jours, notamment sur le site de Libération, de la part de certains internautes. Mais avant de se livrer à une confrontation d’idées et de rester sur ce seul terrain, encore faut-il évaluer sur quelle part de vérité celles-ci reposent et, donc, porter un regard critique sur ses méthodes de travail, dont la manière cavalière est attestée par les erreurs qui, régulièrement, ponctuent ses livres – une désinvolture qui trahit non seulement une légèreté dans la démarche, mais encore le mépris dans lequel ses lecteurs se sentent tenus, lesquels finissent par se poser une question : Bernard-Henri Lévy est-il ou non un philosophe ? Ils pourront se reporter à la page 124 de De la guerre en philosophie pour se forger une opinion ; une page où l’auteur écrit lui-même : « Je suis de ceux, soyons clair, qui ne doutent pas que la recherche de la vérité demeure, aujourd’hui comme hier, la tâche la plus haute de la philosophie. Je suis de ceux qui, pour être plus clair encore, continuent d’estimer qu’un philosophe faisant, pour une raison ou pour une autre, son deuil de la vérité, perd honneur et dignité. »

Illustrations : Bernard-Henri Lévy - Saint Gilles et la biche, gravure - Couverture de La Vie sexuelle d’Emmanuel Kant.