2 K pour un trône (7ème et dernière partie). 1991-2009, une rivalité qui s’estompe.

Publié le 24 février 2010 par Vinz

Pendant les années 1980, le monde des échecs a tourné autour de ces deux noms. Mais le public et surtout la majorité des amateurs, s’il connaît Karpov et Kasparov, aspire à voir une autre concurrence capable de rivaliser avec ces deux champions. Cette concurrence conteste petit à petit la domination des deux K avant de la pousser progressivement, avec l’âge, sur une lente pente descendante.

L'affiche du jubilé des deux K organisé à l'occasion des 25 ans du premier match, en septembre 2009

La relève se prépare (1991-1992).

Karpov, qui a 40 ans en 1991, aspire encore à être à nouveau le challenger de Kasparov, qui en a 28 la même année, en 1993. Mais le premier il doit franchir les obstacles d’une jeune génération, née à la fin des années 1960, aux dents longues et à l’ambition grandissante.

Ces champions qui veulent mettre fin à cette suprématie bicéphale sont connus depuis quelques temps. L’Anglais Nigel Short, le Hollandais Jan Timman mais surtout deux Soviétiques : Vassili Ivantchouk (vainqueur de Linares 1990) et Boris Gelfand. Tous les deux ont brillamment gagné le tournoi interzonal de Manille. On ne s’inquiète guère pour la relève. Un autre jeune acteur, qui comme les deux précédents, a 21 ou 22 ans, débarque sur la scène de l’élite mondiale. Il s’agit du champion du monde junior 1987 : l’Indien Viswanathan Anand, surnommé « Lucky Luke » parce qu’il joue très vite (moins d’une heure pour 40 coups en moyenne).

Tout ce beau monde se retrouve en février 1991 à Linares, où les deux K se sont donnés rendez-vous. Pendant que Kasparov récupère de son match, Karpov a disputé une semaine après celui-ci un tournoi à Reggio Emilia, qu’il gagne tranquillement.

Ce tournoi promet d’être passionnant et dès la première ronde, un coup de tonnerre retentit : Ivantchouk bat Kasparov. Et ce n’est pas tout : quelques jours plus tard, c’est Karpov qui est victime de l’Ukrainien, qui est le premier à battre les deux K dans un même tournoi. Karpov n’est pas en grande forme. Il perd contre Anand et quatre parties au total, terminant avec 50% des points. Gelfand est encore moins dans le coup. Quant à Kasparov, s’il a réussi à surmonter sa défaite, il doit se contenter de la deuxième place à la dernière ronde : il annule avec les Blancs pendant qu’Ivantchouk gagne. Une série de 15 victoires consécutives en tournoi prend fin (record inégalé). La dernière fois où Kasparov n’avait pas gagné un tournoi remonte à 1981 !

Oui, c’est clair en ce début d’année 1991, la relève veut faire tomber les deux K. Ces derniers partagent la troisième place du tournoi d’Amsterdam derrière Short et Salov. Comme à leur habitude, ils se sont battus comme des chiffonniers et Karpov a manqué le gain.

Le championnat du monde se rappelle à Karpov. En août 1991, pendant le coup d’État en URSS, il doit affronter Anand. Le match est indécis : l’Indien joue bien mais l’expérience de Karpov fait la décision dans la dernière partie. Une victoire 4,5 à 3,5 qui le qualifie pour les demi-finales des candidats. Dans ces quarts de finale, tous joués à Bruxelles, la carrière d’Ivantchouk (22 ans) bascule déjà en s’effondrant contre Youssoupov.

En 1990, Kasparov a décidé de claquer la porte à la GMA. Du coup, la deuxième Coupe du Monde, organisée par l’association des grands-maîtres, tombe rapidement à l’eau. Un seul tournoi est joué à Reykjavik en septembre 1991. Karpov et Ivantchouk s’imposent mais ensuite les financements s’arrêtent. Dommage.

A la fin 1991, les deux K sont présents à Tilburg. Malgré une défaite contre Anand, Kasparov domine largement le tournoi (10/14 soit 7 victoires, 6 nulles et 1 défaite). Les deux parties entre les deux K sont spectaculaires. La première est à rallonge (114 coups un record entre les deux joueurs), la deuxième est largement dominée par Kasparov. Karpov marque 7,5 points sur 14 et termine quatrième. La menace est connue, elle s’appelle Nigel Short (deuxième) pendant qu’Anand, troisième confirme. A cette occasion il réalise aussi le « doublé » : battre les deux K.

La ronde des tournois continue : à Paris au trophée Immopar, Karpov et Kasparov sont battus par Timman qui gagne la compétition. En janvier 1992 à Reggio Emilia, le tournoi accueille 9 ex-soviétiques sur 10 (une semaine avant, l’URSS avait officiellement cessé d’exister). L’intrus est Anand… qui gagne le tournoi en battant Kasparov avec les Noirs (c’est très rare en tournoi, la dernière fois remonte à … 1981 !).

En février, Kasparov gagne son deuxième tournoi de Linares. 10 points sur 13 dont une victoire sur Karpov, relégué à 2,5 points en quatrième place. Le champion du monde remporte la partie qui les oppose.

Trois 'K' champions du monde consécutifs. Garri Kasparov, Anatoli Karpov et entre eux Vladimir Kramnik, qui battit Kasparov en 2000, qui avait été son professeur dans l'école que dirigeait ce dernier. Photo prise en août 2009 à l'occasion de la célébration du bicentenaire du club de Zürich. (source Chess Base).

La chute de la maison Karpov

Linares devient le tombeau de Karpov au mois de d’avril. Sa demi-finale des candidats l’oppose à Nigel Short. L’Anglais a franchi un cap depuis deux ans et se pose en candidat sérieux au titre mondial. Pourtant, Karpov prend la main : une victoire dans la première partie et deux nulles. Il semble que l’Anglais n’a pas la carrure pour tenir face à Karpov. Mais il bat l’ancien champion du monde dans les quatre parties où il a les Blancs. Un fait incroyable qui explique l’événement de cette année 1992 : Karpov est sorti du cycle mondial par Short 6-4 (4 victoires à 2). Une page se tourne.

Kasparov n’est pas mécontent, lui qui gagne à Dortmund au début de l’été. Karpov n’est pas fini comme en témoignent ses victoires à Madrid et Bienne. Mais on aura un championnat du monde qui ne sera pas K-K et en plus, il opposera le Russe à un Occidental, soit Short, soit Timman. En finale des candidats, Short dispose de Timman et devient le premier anglais candidat au titre mondial. Mais dans le même temps émerge celui qu’on considère comme le plus digne successeur de Kasparov, son élève, Vladimir Kramnik qui n’a que 18 ans en 1993.

Kasparov s’en va, Karpov revient (1993-1995).

Au printemps 1993, la FIDE décide que Manchester organisera le prochain championnat du monde. Short est mécontent de n’avoir pas été consulté et trouve des sponsors (le Times notamment). Il convainc Kasparov de le suivre. La FIDE décide d’exclure les deux finalistes du championnat du monde qui décident la sécession. Kasparov crée pour l’occasion la PCA (Professionnal Chess Association). Le match n’a aucun intérêt sportif : Kasparov gagne 5 des 9 premières parties et le score de 12,5 à 7,5 traduit l’énorme écart entre un joueur au sommet de sa forme et un autre trop tendre. Short ne sera plus un candidat vraiment sérieux par la suite.

Cette exclusion remet Karpov en scelle. L’ancien champion du monde avait été surclassé à Linares au printemps dernier, notamment en étant écrasé avec les Blancs par Kasparov. Le voilà qui dispute un championnat du monde dans l’anonymat contre Timman, qu’il gagne facilement (12,5 à 8,5), alors qu’il n’y croyait peut-être plus.

Karpov, qui a 42 ans en 1993, est revigoré contre un Kasparov qui a été exclu du classement Elo. Et au printemps 1994 il réalise la plus belle performance de sa carrière pourtant longue : à Linares il marque 11 points sur 13 (9 victoires et 4 nulles) même s’il ne bat pas un Kasparov pas vraiment inspiré. Le champion PCA est relégué à 2,5 points et subit deux défaites.

Le printemps ne réussit décidément pas trop à Kasparov. Il a monté un circuit de tournois en semi-rapides avec la PCA et l’appui de la firme Intel. Il est éliminé par Kramnik à Moscou mais gagne à New York en juin. Peu avant, il a redoré son blason en gagnant un court tournoi à Amsterdam. L’Ogre de Bakou se fait  éliminer, à la surprise générale, au premier tour de l’étape londonienne du cycle PCA par le logiciel Chess Genius. Le champion joue comme il n’a jamais autant joué en cette année : une victoire à Horgen en Suisse et un nouveau succès à Paris pour la finale du Grand Prix PCA. Quant à Karpov, il ne gagne aucun des tournois qu’il dispute après son triomphe andalou et se contente des accessits.

A la fin de 1994 Kasparov réussit un coup : il se réconcilie avec Campomanès pour mettre à l’écart Karpov, dans l’optique d’une réunification éventuelle. Campomanès échoue et doit à la fin de 1995 céder sa place à un oligarque, Kirsan Iloumjinov, la trentaine et président de la république de Kalmoukie dans le Caucase. C’est une façon aussi de torpiller le candidat de Karpov, le Français Bachar Kouatly.

1995-1999. Un duel de plus en plus distant et de moins en moins passionnant.

Pour l’année 1995, les deux joueurs s’évitent. Leurs résultats sont irréguliers : des victoires dans les tournois mais aussi quelques contre-performances. Kasparov doit s’incliner contre le Français Joël Lautier, dont le tort aura été de s’obséder à battre Kasparov et pas sur son jeu en général à Amsterdam et lui laisse la victoire. Kasparov affronte Visky Anand pour le championnat du monde PCA à l’automne. Le match se déroule dans une des tours du World Trade Center. Kasparov n’arrive pas à percer la défense de l’Indien : après 8 nulles, il perd la 9ème. Mais l’ogre a préparé ses armes : il écrase Anand sur sa préparation d’ouverture dans la 10ème et change son répertoire avec les Noirs. Anand ne s’en remet pas : en cinq parties, il perd quatre fois et Kasparov conserve son titre 10,5 à 7,5.

Kasparov et Anand pour une photo promotionnelle du championnat du monde PCA disputé dans une des tours du World Trade Center. Kasparov gagne facilement ce match en ayant poussé Anand à jouer contre-nature.

Quant à Karpov, il est reversé dans le cycle FIDE au stade des demi-finales. Il est opposé à Boris Gelfand à Sanghi Nagar (en Inde). Il se qualifie en gagnant le match 6 à 3 et doit affronter Gata Kamsky, ex-russe naturalisé américain.

Le match se joue en juin 1996 à Elista (en Kalmoukie). Iloumjinov n’est pas arrivé à trouver un organisateur mais son immense fortune lui a permis de sauver les meubles, comme cela arrivera plusieurs fois au cours de sa présidence (il est encore président de la FIDE). Karpov tue le suspens entre les parties 4 et 9, gagnant 4 fois pour deux nulles. Kamsky, dépité, se retire des Echecs, suit des études de médecine, et ne revient qu’en 2007 de façon sérieuse. Un contre-Fischer.

A Las Palmas, en décembre 1996, les deux K sont à nouveau réunis. Kasparov est nettement vainqueur et termine bien une année assez contrastée. Karpov finit dernier et subit encore la défaite contre Kasparov. L’ancien champion du monde n’est plus le numéro deux mondial : la place est revendiquée par Anand et Kramnik. Si son nom reste la marque du prestige d’un tournoi, ses résultats sont en déclin. Karpov ne travaille plus autant les Echecs, l’ambition l’abandonne petit à petit.

Les deux champions se font moins présents dans les tournois mais pas dans les médias. L’un et l’autre multiplient les exhibitions. Karpov dispute de nombreuses simultanées, est présent dans les grandes compétitions échiquéennes. Kasparov se tourne vers le grand public. Après avoir vaincu Deep Blue en 1996, il accepte un match revanche contre Deeper Blue, l’ordinateur développé par des ingénieurs d’IBM. Ce choix coûte aussi la PCA à Kasparov : Intel ne voulait pas qu’il fasse de la publicité à son concurrent et a retiré son sponsoring à l’organisation. Le rêve de Kasparov de créer une ATP sur 64 cases s’effondre. Il se retrouve pris à son propre piège politique.

Ce 11 mai 1997 est une date marquante dans l’histoire de l’informatique. Deeper Blue bat Kasparov ! Ce dernier s’embarque dans une ouverture très douteuse et perd proprement en 19 coups. Kasparov accuse IBM d’avoir recours à l’aide de grands-maîtres. D’autres affirment que Kasparov voulait faire monter les enchères en voulant un match revanche. La défaite est humiliante, même à 500 000 $. Surtout qu’IBM a atteint son but et décide de démanteler la machine.

Kasparov est à la recherche de défis depuis quelques temps et cette défaite marque une rupture dans sa carrière. Il n’avait jamais été battu en match. Ses apparitions sont plus rares, au moins dans les grands tournois. Son grand tournoi suivant est Wikj aan Zee en 1999. Il n’avait jamais joué ce tournoi. Il l’a disputé trois fois et gagné… trois fois (1999 à 2001). Sa victoire contre Topalov est une de ses préférées. Tout comme Karpov, il est présent à Besançon en 1999 aux championnats de France, bien que les deux soient venus séparément à des dates différentes.

Karpov continue également son tour du monde. Ses résultats en tournoi sont moins bons et il s’éloigne progressivement du Top 10 mondial. Il n’est pas content non plus de voir la formule championnat du monde K.O. version tennis s’imposer à lui. Il obtient d’être directement qualifié pour la finale en 1998 et bat Vishy Anand, épuisé par un mois de compétition, en prolongation. En 1999, Karpov accepte encore moins que la FIDE se déjuge en organisant le mondial un an avant la date fixée. Le Russe va aller jusqu’au tribunal international du sport avant qu’un accord amiable ne règle l’affaire.

Kasparov et Karpov déchus.

Karpov ne se battra plus jamais pour un titre mondial, même sans valeur. On peut comprendre son amertume lorsqu’on sait qu’il a sauvé la FIDE en acceptant de disputer le match contre Timman en 1993. Quant à Kasparov, il se cherche un adversaire et parvient par la firme Braingames à organiser un match contre son élève, Vladimir Kramnik. Le match a lieu à Londres, dans des conditions pas très bonnes. Kramnik déjoue Kasparov en imposant le « mur de Berlin » avec les Noirs (la défense Berlinoise de la partie Espagnole). Jamais le champion du monde n’est arrivé à la percer. Par contre, il souffre terriblement avec les pièces noires : Kramnik remporte deux parties convaincantes (les 2 et 10). Kasparov n’arrive à rien et après la 15ème partie d’un match qui devait en compter 16, il est vaincu (6,5 à 8,5, aucune victoire, deux défaites et treize nulles).

Kasparov ne cherche pas d’excuse mais veut un match revanche que Kramnik lui aurait promis oralement. Rien n’y fait, le nouveau champion du monde n’est pas pressé et la FIDE cherche à réunifier les cycles sans qu’il y ait un fond de volonté et de financement ; c’est une façon de se débarrasser de Kasparov. Dans un entretien, il reconnaît s’être trompé en 1993 en ayant quitté la FIDE.

En février 2001, Kasparov et Karpov se retrouvent une dernière fois en tournoi à Linarès. La suprématie du premier est éclatante : en 10 parties, Kasparov marque 7,5 points, devant ses cinq autres adversaires qui n’en comptent que 4,5 chacun. Kasparov bat une nouvelle fois Karpov. Jamais Karpov n’a battu Kasparov en tournoi à part Belfort en 1988.

Kasparov reste numéro un mondial et dispute encore des tournois mais ses présences se font un peu plus rares.  Il établi un nouveau record du classement Elo avec 2851 points (pour mémoire l’actuel numéro un mondial n’en a que 2810). Karpov ne joue presque plus en compétition officielle. Les deux se retrouvent à New York en 1992 pour un match-exhibition de quatre parties. Kasparov est largement favori mais Karpov l’emporte à la surprise générale (2,5 à 1,5). Il suffit de voir la tête de Kasparov pour comprendre que ce résultat est loin d’avoir un caractère amical.

Kasparov atteint la quarantaine, Karpov en a plus de cinquante. Le second continue d’honorer sa présence des tournois, chez les jeunes en particulier. Le premier comprend qu’on ne veut plus de lui. Il dispute encore des tournois. Après une neuvième victoire à Linares, il annonce le 11 mars 2005 qu’il se retire de la compétition officielle. Quelques heures avant, il venait de s’incliner dans son ultime partie de compétition contre celui qui lui succède au rang de numéro un mondial, le Bulgare Veselin Topalov. Kasparov veut s’opposer à Vladimir Poutine, quand Karpov est élu député à la Douma et membre d’un conseil consultatif.

D’autre part, les deux ont cherché à diversifier leur activité : Kasparov, dont on dit qu’il a gagné entre 25 et 30 millions de $ dans sa carrière, a créé une société de conseil dans le transport aérien. Karpov lui a investi dans une petite compagnie pétrolière. Kasparov, dont un documentaire a été réalisé pour France 3 en 2000, y va même de ses réflexions historiques délirantes : il affirme sérieusement que jamais les Égyptiens n’ont construit les pyramides et que les Occidentaux ont écrit l’Histoire du monde au XVIème siècle. Plus intelligemment, il a mis en place son site qui va marcher quelques années, avant sa fermeture qui suit sa retraite. Il développe une école d’échecs en Israël mais surtout aux Etats-Unis.

Et les conceptions politiques réciproques sont évidemment différentes. Karpov ne les a jamais exprimées clairement, même s’il a toujours fait partie de la majorité légaliste. Kasparov se définit, comme dans une récente interview, comme un « social libéral ». Mais son mouvement politique Solidarnost mêle tous les genres : des anciens communistes, des libéraux, un ancien premier ministre et un parti « national-bolchevik ». Un conglomérat dont le seul dénominateur commun est le rejet du gouvernement actuel. Kasparov serait proche des milieux néoconservateurs américains et publie même une tribune dans Le Monde contre la politique complaisante du président Sarkozy à l’égard de Vladimir Poutine.

Enfin la réconciliation ?

En décembre 2007, Kasparov est arrêté au cours d’une manifestation. Il est condamné à cinq jours de prison. Karpov vient le voir mais on lui refuse de le rencontrer. Le premier en sera gré du second, le second a expliqué qu’il venait voir quelqu’un en difficulté. C’est dans une émission radio russe que les deux champions se retrouvent. La paix est décrétée officiellement. Karpov pourrait bien avoir payé ce geste : il est « écarté » de l’assemblée consultative en 2008 mais bien ne permet concrètement de corroborer l’affirmation.

Karpov et Kasparov le 29 novembre 2007 dans les locaux de la radio Ekho Moskvy, quelques jours après la libération de Kasparov. L'ambiance de ces deux "anciens combattants" contraste avec la tension des matches dans les années 1980

Désormais, quand les deux se rencontrent, c’est plus une histoire d’anciens combattants que d’une rivalité haineuse. A Zürich, ils participent ensemble aux festivités du bicentenaire du club. L’ambiance est détendue. Karpov s’est remis à jouer en compétition mais sans préparation et trop lent, il obtient des résultats catastrophiques parfois. A Saint Sébastien en juillet dernier, il termine dernier. Cela fait presque peine à voir. Quant à Kasparov, il a accepté d’entrainer le prodige norvégien, Magnus Carlsen, actuel meilleur joueur du monde.

Peu avant était venue l’idée, à Karpov le dit-on. Celle d’organiser un jubilé pour les 25 ans du début du premier match. Kasparov accepte. C’est Valence, ville où serait né le jeu moderne, qui accueille ce match. Dès lors on parle à nouveau du jeu, on ressort les vieilles images, on qualifie même les Échecs de dépassé (Marie Drucker a dû affronter la vindicte échiquéenne via le médiateur de France 2).

Le match perd tout son sel d’entrée : Karpov est systématiquement victime du manque de temps et est incapable d’accélérer le jeu. Il gaffe dans la première partie avec les Blancs et perd au temps. Kasparov gagne le match en semi-rapide 3-1. Le troisième jour, c’est une série de huit parties blitz. Kasparov impose la même domination : 5 victoires, 1 défaites et 2 nulles. Le score final de 9-3 reflète l’écart de classement entre les deux joueurs (si on tient compte du dernier classement de Kasparov qui ne figure plus sur la liste officielle).

Un autre match devait se dérouler à Paris en décembre mais le manque de temps de préparation, dû à l’arrivée trop tardive d’un sponsor, a repoussé le projet, peut-être dans le cadre de l’année de la Russie en France. On parle du musée du Louvre comme lieu d’accueil prestigieux. Kasparov aime bien Paris : il a gagné 5 fois le tournoi semi-rapide qui se déroulait au théâtre des Champs-Élysées. Karpov y a de moins bons souvenirs mais se rend de temps en temps en France.

Kasparov et Karpov lors de leur match exhibition à Valence en septembre 2009. Kasparov a montré un bon niveau de jeu malgré son absence de pratique de tournoi de haut niveau.

Evidemment, on ne pouvait pas finir sans une vidéo insipide, consacrée à la plus intéressante des parties semi-rapides.

http://www.dailymotion.com/videoxamhjk

Ce long, très long, récit est celui d’une histoire entre deux hommes pas comme les autres, deux champions hors du commun. Kasparov est devenu le plus grand joueur de l’Histoire au contact de Karpov, et Karpov est devenu encore plus grand que son palmarès (inégalé à ce jour en nombre de victoires) autorisait déjà.

Jamais il n’y aura d’affrontements aussi titanesques, pleins de drames comme l’ont été ces cinq matches. Cette histoire est inscrite à jamais dans les annales du sport et des échecs. Et leur nom résonne encore dans les oreilles de profanes. Ainsi le grand-maître Mikhaïl Gourevitch, qui était un des secondants de Kasparov dans les années 1980, raconte que sa petite fille, qui avait alors 4 ans, vit Kasparov pour la première fois. Il lui demande quel était son nom :

« Kasparov, répondit-elle

-   Et quel est son prénom ? demande le père

-   Karpov ! »

Kasparov éclata de rire.

Quelques statistiques :

-   Nombre de parties officiellement comptabilisées et répertoriées : 193 entre 1981 et 2009.  Les parties rapides, exhibitions sont incluses même si elles ne sont pas comptabilisées pour le classement Elo. Karpov a eu 99 fois les Blancs, Kasparov 94 fois les Noirs.

-   Kasparov a remporté 39 parties contre 25 à Karpov, 129 parties ont été nulles. Soit un total de 103,5 à 89,5.

-   Kasparov s’est imposé 31 fois avec les Blancs, 8 fois avec les Noirs ; Karpov a gagné 17 parties avec les Blancs et 8 fois avec les Noirs.

-   En championnat du monde, les deux joueurs ont disputé 144 parties, du jamais vu et un record sans doute inégalé : Kasparov s’est imposé à 21 reprises, Karpov 19. Kasparov a gagné 17 parties avec les Blancs, 4 fois avec les Noirs. Karpov compte 14 victoires avec les Blancs et 5 avec les Noirs. Le pourcentage moyen des Blancs est supérieur à la moyenne statistique (58% avec 31 victoires contre 9 défaites et 104 parties nulles) : les Blancs tournent autour de 54% sur plus de 4 millions de parties enregistrées. Le fort pourcentage de nulles montre bien l’équilibre des forces entre les deux joueurs. Kasparov ne creuse l’écart qu’après 1990.

-   Par contre, en partie de tournoi (excluant les exhibitions), Karpov n’a battu qu’une fois Kasparov (en 1988). Kasparov s’est imposé à 7 reprises. Quinze parties ont été nulles. Il n’a gagné qu’une seule fois avec les Noirs mais n’a jamais été vaincu par son rival avec les pièces blanches.

-   Pour les techniciens. Sans surprise, le gambit de la Dame (1.d4 d5 2.c4 e6) a été l’ouverture la plus pratiquée à 48 reprises soit une partie sur quatre (malgré son absence dans le match de 1990): le bilan est légèrement favorable à Kasparov après le match de Valence (8 victoires à 6 pour 34 nulles). La défense Grünfeld (1.d4 Cf6 2.c4 g6 suivi de 3…d5) a été jouée à 32 reprises (toujours par Kasparov avec les Noirs). Kasparov n’a gagné que 4 fois avec les Noirs contre 8 gains à Karpov. On comprend aussi mieux pourquoi Karpov n’a pas joué la solide défense Caro-Kann (1.e4 c6) contre Kasparov lors du match de 1990 : en 7 parties, Kasparov a gagné 4 fois pour trois nulles. La reine des parties ouvertes, la partie Espagnole (1.e4 e5 2.Cf3 Cc6 3.Fb5), s’est présentée 15 fois. Kasparov en a gagné 5, une défaite et 9 nulles. Kasparov a dégoûté Karpov de jouer 1.e4 contre lui avec la défense Sicilienne (1 seule victoire en 14 parties pour deux défaites mémorables en 1985).

-   En championnat du monde, la moyenne de coups jouée est de 38 soit dans la moyenne d’une partie d’échecs de compétition. Les deux K ont joué plus de 7500 coups l’un contre l’autre. Le championnat du monde 1990 a été l’occasion de premières : les Noirs n’ont gagné aucune partie et le gambit Dame n’a jamais été joué alors qu’il l’a toujours été au moins une fois dans les trente matches précédents.

-   Aucune confrontation en championnat du monde n’a atteint cette ampleur. Les autres grandes confrontations en match : Labourdonnais contre McDonnell en 1834 (85 parties même s’il n’y avait pas de championnat du monde la rencontre opposait les deux joueurs considérés comme les meilleurs du moment) et Botvinnik contre Smyslov en 1948,1954, 1957 et 1958  (74). Bobby Fischer et Boris Spassky se sont affrontés à 56 reprises en comptant toutes les parties jouées (dont 35 hors championnat du monde).