Ginger et Fred ont vieilli

Publié le 01 mars 2010 par Magda

Giuletta Masina et Marcello Mastroianni dans « Ginger et Fred » de Fellini

Ils dansent, dans des habits de lumière qui jettent des feux étincelants sous les spotlights. La musique de Nino Rota : piano, vents. Des rides aux coins des yeux. Le maquillage coule dans l’effort. Amelia : Giuletta Masina. 64 ans, un corps d’acrobate et un sourire à faire pleurer Méphisto. Pipo : Marcello Mastroianni, dégarni, le souffle court, mais l’oeil rieur du dauphin, toujours.

Ils dansent, comme Ginger Rogers et Fred Astaire… tout le passé de ces vieux danseurs réunis après trente ans de séparation tient à ces quelques claquettes, à ces quelques « steps » et à ces deux-trois notes de piano douce-amères chères à Fellini. Masina et Mastroianni dansent dans un monde qui ne leur appartient pas et qui les exclura aussitôt qu’il aura sucé leur moelle, leur cœur et leurs souvenirs : la télévision. Le film s’appelle Ginger et Fred, il est du maestro Federico Fellini, et fut tourné en 1985.

Voir ou revoir Ginger et Fred aujourd’hui est l’occasion de se rendre compte que rien n’a changé à la télévision. Vingt-cinq ans plus tard, la critique grotesque de Fellini est toujours d’actualité. Les étalages de seins et de fesses, pour vendre de la purée toute prête, les talks-shows où l’on invite le citoyen de base, et les jeux télévisés où l’on fait pleurer d’émotion la ménagère, n’ont pas pris une ride – eux. La connerie n’a pas d’âge. (Le temps ne fait rien à l’affaire / Quand on est con, on est con nous chantait autrefois Brassens).

Non, rien n’a changé. Les plus beaux artistes vieillissent, les paillettes s’affadissent et sont remplacées par des paillettes dix fois plus brillantes, par des seins plus fermes, des culs plus durs. Le cycle de l’éternel recommencement de la cruauté du corps et de la « beauté ».

Fellini sait trouver la beauté sous la peau ridée. Oh, quel tendre portrait fait-il de sa femme! La Masina, son épouse depuis plus de quarante ans, rayonne de toute sa classe, de toute sa douceur, dans le rôle de la danseuse de music-hall rangée des voitures. L’aimable bourgeoise cache un cœur de lionne, courageux et royal.

Fellini vieillit et l’accepte… voilà qu’il filme son alter-ego cinématographique, le beau Marcello, sous son jour le plus triste. C’est à vous fendre le cœur de voir Mastroianni tousser, perdre son souffle, suer à grosses gouttes dans son costume de Fred et s’enfiler cognac sur cognac. Il est l’artiste de fête foraine dans son essence, anarchiste, beau parleur, un peu lâche, coquin avec les femmes. Avec un cœur brisé à jamais.

Tout cela sur fond d’images clignotantes, de voix haut-perchées qui vous foutent la nausée. Les freaks défilent ; madones transsexuelles, nains chanteurs, sosies de Proust et de Kafka, prêtres ayant tombé la robe pour une paire de fesses, curés en lévitation. Voilà les bêtes de foire dont se nourrit la télé italienne en 1985. Et en 2010, aussi.

Ginger et Fred de Fellini, dessin de Manara