L'antipathique M. Milgram

Publié le 02 mars 2010 par Osiris

En ces temps de campagne électorale, on parle beaucoup de «remettre l'humain au cœur de la politique». Ce qui naturellement fait chic, n'engage personne, ni ne constitue une réelle nouveauté dans le discours des prétendants à une victoire même douteuse pourvu qu'elle ne remette pas en cause des prétentions claniques ou individuelles. Ce discours, creux, est savamment entretenu par des mass media audiovisuels (MMAV) connectés entre eux et, concurrence oblige, empêtrés dans l'imbroglio de l'évaluation média métrique, de la rentabilité immédiate et de la censure, voire de la répression de l'information dissidente.  Dans ces conditions, les mass médias audiovisuels sont particulièrement mis à contribution comme le démontre Naomi Klein à travers sa description de la «Stratégie du Choc».

Et cependant, pendant que L'Express ose dévoiler dans un dossier  consacré à la mise en pratique de l'expérience de Milgram sur les chaines télé, le degré de sadomasochisme auquel «l'humain» peut atteindre par pure jouissance, et rejouer très exactement «1984» de G. Orwell, Peter Watkins, cinéaste né en 1935, monte lui aussi au créneau en rappelant ce qu'il écrivait en 2004 dans «Media Crisis». A savoir :

«Par l'expression Média Crisis (Crise des médias), j'entends l'irresponsabilité croissante des MMAV et leur impact dévastateur sur l'Homme, la société et l'environnement.
Je parle aussi de la léthargie généralisée du public face à des MMAV qui agissent ouvertement comme vecteurs d'idéologies violentes, manipulatrices et autoritaires ; tout comme je me réfère au déficit cruel et prolongé de connaissances que présente le public et à l'effet que les mass-médias audiovisuels produisent sur nous. (...)»

P. Watkins fait aussi paraître une lettre ouverte assortie de 35 questions relatives à un concept qu'il décrit et nomme «Monoforme» (à traduire par «pensée unique») sur le site «L'Atelier des Icones», questionnement sans mise en scène plutôt que débat traditionnel qui ne permettrait pas, c'est son point de vue, «de participation véritable, laissant la plupart des gens plus aliénés que jamais.»

Parmi ces questions, mais toutes sont essentielles :

  • Partout dans le monde il y a des famines, de la malnutrition et de l'exploitation économique. Le problème loin de diminuer, semble s'aggraver. Les MMAV rendent-ils compte de ce problème de manière suffisante ? Comment ? De façon à contrebalancer la place la place qu'ils accordent au matérialisme mondialisé ?
  • Peut-on imaginer que cette relation entre les mass medias audiovisuels et leur public soit une relation de pouvoir ? Si tel est le cas, qui est investi de ce pouvoir ? Et cette investiture a t'elle, démocratiquement, fait l'objet d'un vote ?
  • Pensez-vous qu'il soit possible, à l'avenir, que des collectifs citoyens se développent, dans des quartiers et dans des écoles, où les gens mettraient en place d'autres formes de médias pluralistes, qu'ils y produisent des informations, de la culture, des débats hors-Monoforme, et participent ainsi à un processus démocratique de réponse à la crise mondiale?

Par opposition au fait que Naomi Klein, L'Express et Peter Watkins font référence, chacun à sa manière, au thème de la manipulation reposant, en fin d'analyse, sur la cupidité, la volonté de puissance et l'abandon de toute considération pour autrui, un autre auteur, Frans de Waal, riche de ses observations du monde animal, introduit une autre perspective pour le moins édifiante : l'empathie animale.

Dans son livre «L'Age de l'empathie, leçons de la nature pour une société solidaire», il décrit l'expérience suivante :

des singes rhésus ont refusé, plusieurs jours durant, de tirer sur une chaîne libérant de la nourriture si cette action envoyait une décharge électrique à un compagnon dont ils voyaient les convulsions, préférant ainsi endurer la faim qu'assister à la souffrance d'un semblable.

Description qui contraste singulièrement avec l'expérience de Milgram décrite dans l'Express :

«(...) Jean-Paul doit mémoriser des associations de mots. S'il se trompe, son questionneur lui administrera des chocs électriques de plus en plus violents, de 20 à 460 volts. Stupeur : la totalité des 80 candidats ont accepté de participer, donc d'administrer des décharges électriques à un inconnu pour les besoins d'un show sans enjeu (...)» !

Si on ne peut pas confronter aussi simplement l'empathie, à la compétition et à l'agressivité qu'elle suppose, dans la mesure où c'est aussi sur la capacité à ressentir les émotions d'autrui que se fondent la cruauté et la torture, il n'en reste pas moins que la reconnaissance de l'autre dans ses besoins et difficultés, le respect réel et la solidarité non feinte restent une nécessité absolue pour éviter la crise sociale qui vient. La question est alors de tenir le choc et de se risquer à l'insoumission, le «hors-Monoforme».


*(Editions Homnisphères . 2004 . 272 pages. Collection Savoirs Autonomes - Format 11x19cm. Prix : 19 euros. Traduit de l'anglais par Patrick Watkins. À noter en fin d'ouvrage une biofilmographie exhaustive qui retrace très précisément le parcours cinématographique de Watkins en résonnance avec l'actualité historique de l'époque.)

** (éditions Les liens qui libèrent, 2010, 392 p., 22,50 euros.)