La mort heureuse de Albert Camus, Extraits

Par Mango
L’arrivée à Alger


« Et puis ce fut Alger, la lente arrivée au matin, la cascade éblouissante de la Kasbah au-dessus de la mer, les collines et le ciel, la baie aux bras tendus, les maisons parmi les arbres et l’odeur déjà proche des quais. Alors, Mersault s’aperçut que pas une seule fois depuis Vienne il n’avait songé à Zagreus comme à l’homme qu’il avait tué de ses mains. Il reconnut en lui cette faculté d’oubli qui n’appartient qu’à l’enfant, au génie et à l’innocent. Innocent, bouleversé par la joie, il comprit enfin qu’il était fait pour le bonheur. »
La Maison devant le Monde
«  La maison s’accrochait au sommet d’une colline d’où on voyait la baie. Dans le quartier on l’appelait la maison des trois étudiantes. On y montait par un chemin très dur qui commençait dans les oliviers »
Tout entière ouverte sur le paysage, elle était comme une nacelle suspendue dans le ciel éclatant au-dessus de la danse colorée du monde. Depuis la baie à la courbe parfaite tout en bas, une sorte d’élan brassait les herbes et le soleil, et portant les pins et les cyprès, les oliviers poussiéreux et les eucalyptus jusqu’au pied de la maison. Au cœur de cette offrande fleurissaient suivant les saisons, des églantines blanches et des mimosas, ou ce chèvrefeuille qui des murs de la maison laissait monter ses parfums dans les soirs d’été. Linges blancs et toits rouges, sourires de la mer sous le ciel épinglé sans un pli d’un bout à l’autre de l’horizon, la Maison devant le Monde braquait ses larges baies sur cette foire des couleurs et des lumières. Mais, au loin, une ligne de hautes montagnes violettes rejoignait la baie par sa pente extrême et contenait cette ivresse dans son destin lointain. Alors, personne ne se plaignait du chemin raide et de la fatigue. On avait chaque jour à conquérir sa joie. »
« A cette heure où la nuit déborde d’étoiles leurs gestes se figent sur le grand visage muet du ciel. Patrice lève le bras vers la nuit, entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, l’eau du ciel battue par son bras et Alger à ses pieds, autour d’eux comme un manteau étincelant et sombre de pierreries et de coquillages. »
La mort heureuse de Albert Camus
(Folio, 1971/2009, 172 pages)