LE "REVE DE PAPUNYA". l'ART DES ABORIGENES DU DESERT CENTRAL(SUITE).

Publié le 07 mars 2010 par Regardeloigne

 

 

Le mouvement de Papunya passa en fait par un certain nombre de phases qui ont été marquées par des changements de style, de technique et de type d'images Les couleurs synthétiques permettaient d'obtenir des effets comparables à ceux des pigments naturels, notamment la luminosité recherchée dans les tableaux cérémoniels. Et la rapidité avec laquelle elles sèchent constituait un avantage capital aux yeux d'artistes travaillant habituellement en plein air. La peinture synthétique leur offrait en outre une palette infiniment plus étendue. Pour exécuter leurs tableaux sur le sol, les artistes disposaient certes, à côté des ocres, du kaolin et du noir de charbon, d'autres couleurs dérivées de produits naturels ; la palette resta assez réduite jusqu'aux alentours de 1980, puis elle commença de nouveau s'élargir : L'orange, le rouge et le rosé . Enfin Les premiers tableaux étaient de petites dimensions et ils étaient exécutés à plat, sur le sol ou sur les genoux de l'artiste. Celui-ci faisait pivoter la surface rectangulaire sur laquelle il peignait et il l'abordait au besoin sous plusieurs angles, comme font les peintres sur écorce de la Terre d'Arnhem. L'œuvre étant conçue sur un plan horizontal et, contrairement aux paysages de l'art occidental, ne comportant pas de ligne d'horizon, il importe peu sous quel angle on la regarde, à moins que l'artiste 'en ait décidé autrement. La disposition des éléments du tableau par rapport aux points cardinaux est par contre beaucoup plus significative, car la description des sites et celle des itinéraires suivis par les êtres du Temps Rêve font habituellement appel à des notions d'orientation.

Aux cours des trois premières années, les dimensions des panneaux s’agrandirent et les toiles étaient peintes étendues à plat sur le sol.

 

Après cette découverte initiale, de nombreux conseillers artistiques ont suivi les traces de Bardon également soucieux de voir les peintres grimper dans l'échelle sociale et sortir de leur détresse économique, passionnément prosélytes de cet art toujours vivant et en mutation. Entre juillet 1971 et août 1972, plus de six cents peintures seront vendues. Devant ce succès, d'autres Australiens résidents de Papunya et d'Alice Springs, comme Daphne Williams, aidèrent les habitants de Papunya à former une association d'artistes, Papunya Tula, afin de s'occuper de la commercialisation nationale et internationale des tableaux et de l'approvisionnement en cartons à peintures, toiles et peintures acryliques. Même si les revenus ont beaucoup varié, ils contribuent toujours largement à l'économie de la communauté.

Il est difficile de croire que les toiles sophistiquées, productions actuelles des déserts du Centre et de l'Ouest ont pu prendre leur source dans cinq peintures murales réalisées, il y a juste 19 ans. Ce qu'alors personne n'aurait pu prédire c'est que ces concepts représentés sur toutes sortes de support pourraient parler aussi directement à un public blanc habitué au langage visuel de l'Expressionnisme abstrait, du Conceptualisme, du Minimalisme et de l'Op'Art. La richesse du mariage entre les anciens symboles indigènes et les matériaux synthétiques européens a débouché sur une forme d'art moderne nouvelle et puissante qui a fait sensation dans l'art australien et international.

La technique des points a été adoptée par les Aborigènes mais aussi les post­modernistes blancs australiens. L'art de Papunya Tula a été exposé à Londres,

Paris, New-York, Mexico, Madrid, Venise et Montpellier. On voit d'immenses toiles sur les murs des salles de réunion, des hôtels et dans d'importantes collections d'art australien contemporain. Au lieu d'être ignorés, les premiers peuples de l'Australie qui avaient été dépossédés de leurs terres, sont enfin écoutés avec leur langage propre et éloquent.

La peinture acrylique, plus puissante qu'aucun slogan politique a permis aux Aborigènes d'affirmer leur droit fondamental : le droit à la terre.

j.p.barou. l’œil pense. payot

Ce résultat a représenté la révolution dont Geoffrey Bardon avait rêvé. L’entreprise ne se passa pas pourtant sans lutte et désenchantement.

  

Des dessins secrets réservés à un contexte rituel se trouvaient à présent sur la place publique, visibles des blancs, étrangers au monde aborigène, et des femmes aborigènes, alors qu’ils " n'avaient pas à être transcrits et commercialisés. Devant les critiques et les objections des initiés , tous les détails descriptifs de figuration et toutes les décorations concernant le cérémonial furent retirés ou modifiés. Y contrevenir revenait à casser la continuité de la transmission, le lien de l'homme initié avec son ancêtre totémique par l'intermédiaire de ses pères et grand-pèresA partir de 1974, les éléments réalistes devinrent moins fréquents dans les tableaux et les artistes racontèrent leurs histoires au moyen de symboles abstraits qui, grâce à la pluralité de leurs références sémantiques, leur permettaient de décrire leur sujet sans dévoiler aucun secret. Les aspects plus ésotériques de l'œuvre pouvaient ainsi être expurgés de l'explication livrée au public. Un pointillisme et sur-pointillisme comme moyen idéal de cacher ce qu'il y avait de secret dans ces peintures devint alors une sorte de mode.Dans la peinture rituelle, les pointillés servent à souligner les contours des dessins. Il en allait de même dans les premiers tableaux à l'acrylique, mais les artistes en étendirentprogressivement l'usage et finirent par en couvrir toute la surface du tableau. Cet art devenait public, tiré vers le bas pour être exposé à tous, mettant d'autant mieux en évidence ce qu'il y avait eu d'unique dans les années Bardon.

Seules, au début, des peintures d'hommes de Papunya étaientvendues. Filles, sœurs et épouses aidaient leurs parents masculins à faire le fond et le remplissage de leurs peintures. Pendant très longtemps les non-aborigènes ont pensé que les femmes n'avaient que des droits limités et sans importance réelle sur les mythes et les territoires. Ainsi les femmes n'obtinrentpas de toiles tout de suite. De 1972 au début des années quatre-vingt, à la suite d'une revendication foncière, différents groupes linguistiques quittèrent Papunya pour aller vivre dans de nouveaux villages établis sur leur territoire traditionnel, comme Kiwirrkurra et Kintore. Les peintres qui peignaient déjà à Papunya continuerent leurs activités, tandis que progressivement les femmes obtinrent toiles et peintures.

La transition des compositions sur panneaux à de grandes toiles qui intervint à Papunya dans le début des années 70 permit aux artistes de créer des sortes de cartes abstraites d'immenses zones de pays en célébrant les déplacements de leurs ancêtres à travers une succession d'endroits déterminés. Le spectateur est alors englobé dans l'immensité d'un continent conçu comme un paysage mythique où se superposent les kuruwarri (signes et traces du pouvoir ancestral). Le paysage désertique est dépeint non par une vision extérieure et de dessus qui utiliserait le pinceau avec un effet de balayage cinématographique, mais de l'intérieur du squelette même de la terre. Ce n'est pas un paysage indifférent et vide mais pris dans la continuité d'un récit humanisé et divinisé. Il est transformé dans l'imagination aborigène en un espace sacré à l'intérieur duquel hommes, plantes, animaux et esprits partagent le même sang. On sent dans chaque source jaillissante ou points d'eau éternels l'ancêtre se réveillant de son sommeil et surgissant en faisant craquer l'écorce terrestre. Les cercles concentriques sont pleins de la vision métaphysique d'une terre en train d'être fertilisée par l'eau vivante. Les chemins entrecroisés, symboles du déplacement dynamique qui est le principe mâle, suivent ceux d'esprits surnaturels et désignent les lieux où ils transmettent l'essence vitale à l'intérieur de la terre, sortes de réservoirs d'enfants-esprits. Cette façon de conceptualiser la puissance du désert s'est à présent étendue aux communautés de Balgo Hills, Yuendumu, Mount Alban, Lajmanu et Utopia entre autres. Et dans chacune de ces communautés où le Papunya Tulaa fait école, les oeuvres réalisées ont revêtu des caractéristiques de style variées. . (Ainsi parle-t-on du « minimalisme » de la communauté de Papunya et du « bad painting » de celle de Yuendumu) Judith Ryan..op.cite

Françoise Dussart a étudié la communauté de Yuendumu une centaine de kilomètres au nord de Papunya où les Warlpiri reprirent possession de leur terre en 1976.

Vers le milieu des années quatre-vingt, un groupe de femmes initiées cherchaient de l'argent afin d'acheter une voiture pour remplacer celle qu’elles utilisent pour aller à la chasse et à la cueillette, se rendre dans d'autres villages et sur les sites sacrés. Avec l'aide de femmes non-aborigènes, elles obtiennent des cartons, toiles et peintures acryliques. Peu de temps après, l'école de Yuendumu demanda à quelques hommes warlpiri de peindre leurs histoires mythiques sur les portes de l'école.En 1985 l'association d'artistes Warlukmiangu fut fondée à Yuendumu afin de s'occuper de l'achat des matériaux et de la vente des peintures.

« Comme pour les peintures rituelles et cérémonielles, plusieurs personnes vont participer à la réalisation d'une toile. Le ou les peintres qui vont illustrer leurs histoires mythiques peignent tout d'abord le fond de la toile en rouge, jaune ou noir. Les symboles géométriques et parfois des empreintes de pas d'humains et d'animaux seront ensuite peints en rouge, noir, jaune ou blanc. Les artistes utilisent des pinceaux que l'on trouve dans le commerce et parfois leurs doigts afin de dessiner les symboles. Les peintures à l'acrylique sont la plupart du temps utilisées sans être diluées. Le remplissage est long et laborieux et c'est alors que des parents viendront aider les personnes qui peignent leurs segments mythiques. Généralement ces dernières décident des couleurs des petits points qui vont recouvrir toute la toile. Ces petits points sont réalisés à l'aide de morceaux de bois comme des allumettes ou bien des bâtons de coton tige empruntés à l'infirmerie du village. •î» Ces peintres composent, tout en innovant, et se démarquent souvent par leur style d'autres groupes et villages voisins. Par exemple, les peintres de Papunya et de ses anciens résidents utilisent généralement une palette restreinte, rouge, blanc, noir et jaune et leurs combinaisons. En revanche, dès le début, les pein­tres de Yuendumu expérimentent les diverses possibilités que leur offrent les peintures acryliques. La grande majorité des peintures de Yuendumu incorpore les couleurs fluorescentes propres à la gamme des acryliques. Depuis le succès de la peinture Warlpiri de Yuendumu, des artistes individuels et surtout des femmes peintres d'autres villages semblent utiliser plus de couleurs vibrantes qu'auparavant. .Aujourd'hui, dans leurs peintures acryliques, les Aborigènes du Centre racontent les versions publiques de plusieurs segments d'un mythe ou de plusieurs mythes. L'héritage de droits et de responsabilités envers les sites et les mythes se fait de manière patrilinéaire.  
Toutefois, la majorité des peintres à l'acrylique recherche surtout l'aide de parents habiles et possédant une bonne vision pour les aider dans l'agencement des petits points. Ces parents sont souvent jeunes et leur connaissance des histoires mythiques est encore limitée. En aidant ainsi leurs parents plus âgés, ils obtiennent du savoir en dehors du contexte rituel d'apprentissage. Aujourd'hui, personnes initiées comme jeunes gens peignent des histoires mythiques à l'acrylique. Bien que les jeunes gens demandent l’aide et souvent la permission de peindre des séquences rituelles, la façon dont le savoir rituel est acquis et contrôlé a été modifié. Dans ces villages où le chômage fait rage, où les jeunes s'ennuient, il est important qu'ils partici­pent à une activité plus ou moins lucrative qui leur permette de mettre en valeur leur patrimoine culturel. …
Françoise dussart. rêves a l’acrylique. autrement


Les peintures à l'acrylique, très prisées par les galeries d'art moderne, sont devenues donc une source importante de revenus pour les communautés du désert. S'inscrivant dans la politique traditionnelle de dévolution des droits rituels et fonciers, la production picturale modifie en partie cette configuration sociale. Et tout n’est pasidyllique. Par exemple, alors qu'autrefois hommes et femmes peignaient respectivement leurs motifs lors de cérémonies séparées, il n'est pas rare que des conjoints, des parents ou alliés de sexes différents collaborent de nos jours à la réalisation d'une même peinture. Celle-ci reste normalement la propriété du peintre qui a ce motif pour Rêve clanique ou individuel. Mais la vente des peintures engendre parfois de nouveaux conflits entre les sexes, les générations, ou sim­plement du fait de l'émergence de célébrités individuelles conformément à notre propre tradition.

Françoise Dussart a pointé les problèmes à partir de son experience de Yuendumu : problèmes entre les hommes et les femmes d’abord, ensuite du fait d’une certainenormalisation et standardisation imposées par le marché de l’art.

Très vite les anciens se plaignirent du fait que les femmes peignaient des séquences rituelles sans avoir obtenu au préalable la permission de leurs pairs masculins et que, ce faisant, elles dévoilaient des infor­mations qui auraient dû être réservées à des contextes cérémoniels auxquels les deux participaient.

A mesure que le revenu tiré de la peinture acrylique croissait, le contrôle de cette activité économique créait des problèmes entre les femmes et les hommes. Alors que d'une part certains maris et frè­res aînés demandaient à leurs épouses respectives et à leurs sœurs de peindre pour eux, afin de pouvoir obtenir de l'argent grâce à la vente des peintures, des hommes mûrs proclamaient d'autre part qu'aucune femme ne devrait être autorisée à peindre puisque, comme ils le rapportèrent à des anthropologues et à des conseillers artisti­ques masculins, tous les motifs rituels étaient contrôlés par les hom­mes. « Les hommes accusèrent certaines femmes de peindre ces motifs uniquement pour l'argent. Si elles persistaient, proclamaient-ils, ces femmes peintres deviendraient aveugles. Après de telles accusations, les femmes discutèrent entre elles de ces problèmes et décidèrent d'effacer les peintures qui pouvaient être source d'ennui ou de les modifier, transformant par exemple, un cercle en demi-cercle. Françoise dussart.op.cite

Les non-Aborigènes (tout ce ceux qui participent au marché de l’art)tendent à imposer par leurs stratégies de commercialisation certaines images et certains standards sur l'art (ici Warlpiri). Si le mouvement acrylique tend à favoriser une expression plus libre, combinant rituel et non rituels, les marchands d’art, conseillers artistiques et acheteurs insistent paradoxalement,sur le caractère religieux des peintures du Désert Central. (il suffit pour s’en apercevoir de lire les textesplus publicitaires qu’informatifs des galeries australiennes ou françaises qui commercialisent ;le Rêve y est beaucoup plus souligné que l’originalité créative)Les motivations des Aborigènes ont été uniformisées lorsqu'on a imposé des stratégies commerciales définies par des non-Aborigènes pour un public non-Aborigène. Les stratégies commerciales ont aussi influencé le choix des couleurs utilisées par les peintres habitués aux pigments naturels.

Outre le fait d'imposer certaines couleurs, les non-Aborigè­nes qui choisissent les peintures en prévision de ventes futures ont également un contrôle sur ce qu'ils pensent être une bonne ou un mauvaise peinture. Ainsi les conseillers artistiques et les coordinateurs favorisent les artistes les plus demandés, ce dont les autres se plaignent amèrement ; les aborigènes ne conçoivent pas qu'une pein­ture imprégnée des motifs rituels qu'ils possèdent puisse être meil­leure ou avoir plus de force que d'autres, toutes les peintures étant reliées au Rêve et imprégnées de la puissance ancestrale. Qu'une peinture puisse être faite de manière techniquement plus habile, cela est possible mais reste considéré comme un facteur secondaire.

L’implication des non-Aborigènes dans la commercialisation de cet art continue à masquer les difficultés internes et externes que les communautésontpour communiquer avec le monde extérieur. Même s'il est pratique pour les peintres d'avoir des non-Aborigènes pour traiter à leur place avec le monde extérieur, cela ne les aide pas à comprendre le monde de l’art ,collectionneurs,  galeries d'art et les musées.

Des cas extrêmes et scandaleuxexistent ainsi : lors de mon récent voyage en Australie, nous avons été emmenées dans une véritable usine à peintures, sur la route traversant l’outback. Là des femmes aborigènes étaient confinées dans une pièce, produisanten série des toiles aux couleurs criardes où fourmis à miel, lézards ou boomerangs étaient tout à fait reconnaissables tant ils étaient réalistes ! lorsque nous voulûmes pénétrer dans « l’atelier » en question et discuter avec ces femmes qui en riaient déjà, nous fûmes promptement expulsés par la propriétaire « blanche ».(note personnelle !)


Les peintres ont besoin d'une plus grande prise de conscience pour appréhender tout ce qu'implique la vente de leur peinture, et le monde de l'art devrait être plus attentif quant à l'effet de ses stratégies commerciales sur les peintres et la communauté. La peinture aborigène est toujours confrontée à de véritables contradictions : elle est encoreà la fois cataloguée comme art « ethnique »(ainsi les peintres sont exposées au quai Branly et non au musée d’art moderne et le discours qui accompagne les expositions ou les ventes des galeries dans nos pays reste plus «exotique » ou anthropologiquequ’esthétique) et en même temps elle est intégrée comme genre artistique, età juste titre, au « monde de l’artcontemporain, mais selon nos propres critères comme par exemple, l’individualisation des artistes y compris décédés.(alors que le respect du au mort se manifeste chez les aborigènes par le silence sur son nom).

Un jour, en 1987, alors que j'étais assise au milieu d'un group de peintres, une femme me décrivit sa peinture qui, dit-elle, illustrait des femmes qui prenaient des oranges et retournaient à leur campement. Lorsque je lui demandais à quel pays (territoire) ou quel Rêve sa peinture était associée, elle me répondit simplement que ce n'était pas une peinture qui provenait d'une histoire du Rêve mais seulement une histoire de la vie quotidienne telle qu'elles er dessinent souvent avec leurs doigts sur le sable. Quelques jours plu; tard, elle apporta cette peinture au conseiller artistique et lui raconte la même histoire mais elle l'associa alors avec un de ses Rêves et avec un lieu particulier. Je lui demandais pourquoi elle avait fait cela et elle me répondit que si elle n'avait pas dit qu'il s'agissait d'une histoire du Rêve, le conseiller artistique n'aurait pas acheté la peinture.

Un autre problème majeur posé par les stratégies commerciales est la manière dont l'information qui touche à l'artiste est diffusée. Un article dans le Weekend Australian a créé une polémique lors­que le journaliste a soudain découvert que des peintres célèbres du camp de Papunya étaient aidés par leurs parents. La plupart des conseillers artistiques refusaient de reconnaître la structure de col­laboration existante entre les groupes de parents, créant ainsi une image de l'Aborigène comme artiste individuel, tel qu'on le trouve dans nos sociétés ». Françoise dussart.op.cite

 

Il fallut attendre les années 1980 pour que les artistes du Désert central puissent vivre de leur art. Le développement de la peinture acrylique a créé des problèmes par rapport à la propriété des motifs, la nature de ces motifs et les stratégies commerciales. Malgré cela la peinture est à de multiples égards une activité positive et constitue une percée majeure de la culture aborigène dans la conscience australienne etoccidentale en général. Pour nous convertir à leur culture, « les Aborigènes nous montrent des peintures écrit encore Françoise Dussart : ce qui devrait avoir pour résultat de nous rendre conscient de leur culture. Voir c'est connaître, mais dans le même temps ce regard n'est pas un décodage total car les clés ultimes restent entre leurs mains. »

La lente reconnaissance de l’art aborigène reste enfin bénéfique puisqu’elle permet aux Aborigènes d'associer une résonance politique à la diffusion de leur art

 

Etait-ce déjà arrivé dans l'Histoire ? Connaît-on l'exemple d'un autre peuple qui aurait choisi l'art comme moyen de sa libération ?

Les Inuits et les Aborigènes furent « découverts » à peu près en même temps. L'œuvre de référence d'Edward Nelson, The Eskimo (1899), parut la même année que The Natives Tribes of Central Australia de Spencer et Gillen. Cinquante ans plus tard, le Canadien James Houston se rendit compte du talent artistique exprimé dans la sculpture eskimo et il fut à l'origine d'un nouveau marché - comme Geoffrey Bardon, un quart de siècle plus tard, créerait un marché pour l'art aborigène.

Encore un quart de siècle et les Aborigènes, tout comme les Inuits, accédèrent à une reconnaissance internationale en tant qu'artistes à part entière. Dans les deux cas, l'art était devenu un produit d'exportation et, dans certaines villes, plus de 80 % de la population adulte tirait ses revenus de sa pratique artistique Une telle concentration de dons artistiques chez ces deux peuples, spécifiquement, est en théorie impossible si l'on part du principe que les talents sont répartis de manière à peu près équivalente à travers le genre humain. Mais peut-être cette hypothèse d'une répartition équitable est-elle un peu hâtive. Si les sources d'eau chaude et l'activité volcanique ne sont pas équitablement réparties sur la croûte terrestre, pourquoi la créativité artistique le serait-elle ?

   

Et si l'impulsion créatrice n'était pas tant liée aux caractéris­tiques intrinsèques des peuples mais à certaines situations dans leur histoire ? En mêlant traditions africaine et européenne dans Les Demoiselles d'Avignon (1907), Picasso a ouvert la voie à de nouvelles sources d'inspiration, non seulement pour son propre pays, mais pour toute son époque. Une nouvelle façon de peindre a créé une nouvelle façon de regarder l'art et de le définir, élargissant ainsi le spectre des dons artistiques pouvant légitimement prétendre à une reconnaissance.

Et si c'était l'hypothèse de la rareté du don artistique qu'il fallait remettre en question ? Dans mon enfance, on disait que seules quelques têtes bien faites, parmi nous, seraient à même de mener des études supérieures. Or, de nos jours, la plupart des élèves, après le bac, fréquentent l'université ou les grandes écoles.

Les Inuits et les Aborigènes vivent chacun dans un environ­nement particulièrement inhospitalier et dans des conditions climatiques extrêmes. Tous deux ont assisté à la destruction de leur conception du monde et de leur mode de vie. Tous deux ont à plusieurs reprises été voués à l'extinction. Tous deux connaissent un taux de mortalité élevé, dû à la maladie, à la drogue, à la dépression et au suicide. L'art représente souvent leur seule bouée de sauvetage. Quand un artiste a frôlé les abîmes, il est rare que la qualité de son art en pâtisse.

Les Inuits comme les Aborigènes ont développé des cultures qui ne connaissent de la division du travail que celle liée à la dif­férence sexuée : on attendait des hommes qu'ils sachent chasser et des femmes qu'elles sachent trouver des racines dans le désertou préparer les peaux de phoque. Chacun devait tout savoir du rôle traditionnel dévolu à son sexe. L'art ne faisait pas exception à la règle. Le postulat initial prévoyait que l'art était à la portée de n'importe qui, du moment que l'on s'en donnait la peine

. Les deux cultures ont une tradition commune qui implique la participation de tous. Toutes les femmes warlpiri racontent des « légendes de sable » à leurs enfants. Toutes les femmes inuits racontent des « légendes de couteau » - puisque l'action en est décrite à l'aide d'encoches faites au couteau. Tous les hommes inuits participent aux rites liés au gibier, tous dessinent les hauts faits de leurs ancêtres avec le sang de leur propre nez... Tous les hommes aborigènes peignent la terre et leur corps, tous chan­tent les exploits de leurs ancêtres et sont les gardiens de l'ordre du monde. Chacun peut participer aux rites sacrés - pourquoi donc n'en serait-il pas de même lorsque les images se détachent des rites et basculent dans ce que nous appelons art ?

Si l'un d'entre eux peut, tous peuvent. Partant de là il n'est pas étonnant que tous les habitants d'un même lieu réalisent de magnifiques œuvres d'art qui susciteront l'intérêt du monde entier et élèveront

SVEN LINDQVIST TERRA NULLIUS LES ARENES