Ce qu'ils disent ou rien (Annie Ernaux)

Publié le 09 mars 2010 par Ceciledequoide9
Bonjour aux ado sages
Bonjour aux parents inquiets

Bonjour aux zotres

Il y a quelques auteurs dont j'ai décidé de tout lire : Louis Calaferte, Serge Joncour, Romain Gary, Philippe Jaenada, Tony Hillerman... et Annie Ernaux.

Le sujet
C'est l'été, Anne a 16 ans et le fossé entre elle et ses parents est tel que l'incommunicabilité s'est définitivement installée au sein de la famille. Ses amies sont parties en vacances, pas elle et elle s'ennuie, ne trouvant refuge que dans les livres. Bien sûr il y a les garçons mais comment les approcher quand on ne peut pas faire un pas sans être surveillée de près par sa mère ? En
formant une sorte "d'alliance" momentanée et providentielle avec une vague copine aussi désoeuvrée qu'elle... Pendant tout l'été elle vont retrouver les moniteurs de la colonnie de vacances voisine. Anne va connaître ses premières expériences sentimentales et sexuelles et, forcément, ses premières désillusions.

Mon avis
Dans l'excellent Ce qu'ils disent ou rien, j'ai retrouvé les mêmes ingrédients que dans les précédents livres que j'ai lus d'Ernaux, cette écriture blanche (selon sa propre définition), ce style froid descriptif toute en rudesse (du ton) et en finesse (de l'analyse et des détails), tous les ingrédients qui font que j'adore ses livres directs, sans concessions et marquants tant par leur sincérité que par leur qualité.
Annie Ernaux sait mieux que quiconque transcender le genre de l'auto-fiction et faire d'une histoire personnelle un sujet universel ou disons semi universel puisqu'elle évoque cette chose si spécifique qu'elle la perte de virginité féminine... On ne ferait pas un bouquin (même une nouvelle de 10 pages) pour évoquer les états d'âme d'un garçon perdant sa virginité sauf pour en faire un truc comique, anecdotique, car c'est un non événement alors que, encore de nos jours (hélas), le pucelage d'une fille est encore un sujet d'attention voire de vigilance. C'est encore un sujet de roman dont mon lectorat masculin aurait tort de se détourner surtout s'il est traité avec tant de talent.
L'auteure évoque magnifiquement cette injustice là, cette révolte muette (puisqu'il faut "cacher" ce "dévergondage") en reprenant des thèmes déjà évoqués dans la Place et les armoires vides comme l'ascension sociale et culturelle par rapport à des parents non intellectuels et l'inéluctable cassure familiale qui en résulte.
C'est passionnant, dur, parfois poignant.

Quelques extraits
N'ont que leur certificat d'études mais mille fois plus chiants là-dessus que les parents de Céline, ingénieurs, quelque chose comme ça, c'est vrai qu'eux, ils n'ont pas besoin de hurler, ils sont l'exemple vivant de la réussite, tandis que les miens qui sont ouvriers, il faut que je sois ce qu'ils disent, pas ce qu'ils sont. (p.10)
Pour finir, je me retrouvais avec ma mère dans la cuisine, t'as bien dormi, il va encore pleuvoir aujourd'hui. Qu'est-ce qu'elle m'avait dit d'intéressant depuis longtemps. Début juillet, j'ai découvert qu'au fond je n'avais besoin pas d'elle, sauf pour bouffer et dormir, m'acheter des affaires. Elle ne m'apprenait rien, c'est ça. J'aurais voulu qu'elle me raconte des trucs, je ne sais pas, qu'elle rie avec moi, libre, pas pincée. Il y a des profs bien, des fois, qui parlent des faits actuels, on discute après et on n'entend pas la sonnerie de la fin des cours. A la télé aussi, les gens discutent. Quant aux copines, des heures entières on parlerait ensemble. Là c'était toujours les mêmes questions. Tu vas faire quoi ce matin, ah ! bon, tu as mis au sale ton soutien-gorge que je le lave et le sèche aujourd'hui. Petite, elle faisait pareil, pourquoi les monsieurs qui jouent au tambour ont des gants bancs, ça se fait, ça s'est toujours fait, jamais la plus petite goutte d'explication. Quand les anglais ont débarqué la première fois, elle ne m'avait rien dit, te voilà jeune fille, c'est tout, mais elle avait le petit paquet tout prêt acheté chez le pharmacien, parce que ça ne fait pas bien de le prendre au supermarché, à son idée. La langue ne lui arrête pourtant pas avec des voisines, des connaissances, conversations sans intérêt, qu'elle n'essaie même pas avec moi, peut-être qu'elle attend le moment où j'aurai de la conversation comme elle dit. Je ne crois pas en avoir un jour, de la sienne je veux dire. (p.28/29)
[dans la salle d'attente de l'occuliste]
Pour faire la maligne, j'ai chuchoté à ma mère, c'est aussi beau chez les cousins ? T'es pas cinglée non, faut pas comparer, un spécialiste comme ça, il peut avoir des belles choses, ça vaut combien, elle a nagé ma mère, plusieurs centaines de mille, et puis tais-toi. Ca ne l'intéressait pas le prix, admire plutôt. Ici la différence ne la gênait pas, au contraire, ça prouvait peut-être que c'était un grand spécialiste. Les cousins du Havre par contre qui voulaient leur en mettre plein la vue, là, elle n'encaissait pas. Au fond plus la différence était grande plus elle l'acceptait. Pourquoi avait-elle choisi de venir chez ce toubib, il était fameux, il a sauvé la vue à Un tel et Un tel. Enfoncé Lourdes. Sauf que moi je suis seulement un peu myope, ça ne valait pas le dérangement. (p.54/55)
Mais ils ont beau parler ce qu'ils veulent sur l'avenir, les parents, c'est toujours l'enfance et l'arrière qu'ils représentent. (p.61)
[...] maman qu'est-ce qu'un pucelage, ce n'est pas un oiseau ni rien, en tout cas c'est c'est pas la peau crevée qui fait la différence, plutôt les tas de pensées que je n'ai pas arrêté d'avoir après l'avoir quitté, sur mon vélo et puis à la maison où mes parents n'étaient pas encore rentrés à sept heures du soir. Je me disais que théoriquement je pourrais mourir maintenant, je connaissais tout. Il faudrait vivre avec ça toujours, quelque chose de très ordinaire finalement. Fini de refaire en rêve comment ça se passerait. Passé. (p.105)
Le plus atroce, avoir cru entrevoir la liberté avec eux, ils disaient c'est malsain d'être vierge, et la société est à détruire, je l'ai vue la liberté, le lit au soleil un jour, le même qu'aujourd'hui, ça devait être de la roupie de sansonnet, cette liberté là. Ils avaient des règles aussi, je ne les connaissais pas. Je chialais sur mon vélo. c'est trop dur d'être hors d'un code que je n'avais jamais soupçonné. Est-ce qu'il pouvait arriver des choses pareilles à un garçon, des filles acharnées, qui l'humilieraient à le rendre fou, je ne pouvais pas l'imaginer. J'ai commencé à penser qu'il m'a manqué un code, des règles, pas celles des parents ni de l'école, des règles pour savoir quoi faire de mon corps. (p.123)
Qu'est-ce qu'elle connait des gens bien, à part les maisons vues du dehors, les salons à la télé, les nenettes qui passent devant chez nous le dimanche sur leurs bourrins, et toc et toc le fessier qui tressaute, sans regarder personne sous leur casquette à la con. Céline fait du cheval. Rien que des interdictions pour me faire parvenir à quelque chose qu'elle ne connaît même pas. Peut-être que toutes les familles pas rupin c'est pareil. Et les mères pires encore. (p.148)

Conclusion
Le roman d'Annie Ernaux que je préfère après La Place.