Les surprises du goût. Aspects de la peinture française au temps de Madame de Pompadour

Publié le 10 mars 2010 par Jeanchristophepucek


François BOUCHER (Paris, 1703-1770),
La marquise de Pompadour, c.1750.
Huile sur papier marouflé sur toile,
60 x 45,5 cm, Paris, Musée du Louvre.

Je n’étais guère amateur, jusqu’à ma visite de l’exposition La volupté du goût, organisée par le Musée des Beaux Arts de Tours du 11 octobre 2008 au 12 janvier 2009, de cette peinture française du milieu du XVIIIe siècle, si souvent regardée avec condescendance par les historiens de l’Art eux-mêmes. Conçu comme un hommage au rôle majeur que joua, dans le développement des arts, Madame de Pompadour (née Jeanne-Antoinette Poisson, 1721-1764), cet accrochage documentait plus particulièrement les heures de gloire d’une femme qui, de son accession au statut de favorite royale en 1745 jusqu’à sa mort, malgré les tombereaux d’injures versés sur son passage, ne cessa de croire dans les vertus de l’éducation et d’encourager les peintres, sculpteurs, décorateurs, musiciens, écrivains et philosophes, y compris, ce qui dénote une ouverture d’esprit peu commune pour une personne que son ascension fulgurante avait conduite des salons de la bourgeoisie aux plus hautes sphères du pouvoir, quand les œuvres de certains de ces brillants esprits ne respectaient pas la stricte orthodoxie dictée par l’étiquette. Les portraitistes qui ont l’on peinte se sont d’ailleurs attachés à représenter la marquise en compagnie de livres, comme dans le magnifique pastel de Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) où l’on distingue, sur une table, un volume de l’Encyclopédie dont elle soutint le projet (Musée du Louvre, cliquez ici), ou de partitions, voire d’instruments de musique, comme c’est le cas dans l’esquisse de François Boucher présentée en tête de ce billet, où la main de Madame de Pompadour sur les touches du clavecin (voir le détail ci-dessous) évoque, dans un mouvement simultané vers l’intérieur et vers l’extérieur, aussi bien la chanteuse émérite qu’elle était en train de répéter, en privé, son rôle en s’accompagnant au clavier, que la femme de goût qui donne le la à la société.

Je vous propose, dans les lignes qui suivent, un tour d’horizon subjectif mais, je l’espère, assez représentatif, fondé sur les choix opérés à l’occasion de l’exposition La volupté du goût et scandé par quelques jugements contemporains empruntés aux Salons de Denis Diderot, d’une peinture qui, si elle n’est pas toujours exempte d’académisme ou de facilité – mais quelle époque peut se prévaloir d’en être indemne ? – représente un moment où, sous une volonté de séduire obstinément affichée, certains enjeux artistiques importants étaient en train de se dessiner.

« Ce maître a toujours le même feu, la même facilité, la même fécondité, la même magie et les mêmes défauts qui gâtent un talent rare. »

Denis Diderot, Salon de 1763.

François BOUCHER (Paris, 1703-1770),
La lumière du monde
, 1750.
Huile sur toile, 175 x 138 cm, Lyon, Musée des Beaux Arts.

Si je ne suis, à l’instar de Diderot, toujours pas réconcilié avec François Boucher, il n’en demeure pas moins que sa production est sans doute une des plus parfaitement représentatives – ce qui rend son étude incontournable – des exigences artistiques de la marquise de Pompadour, qui tenait avant tout à ce que règne l’harmonie entre tous les éléments du décor qu’elle s’offrait tout en en enveloppant un roi dont elle souhaitait garder les faveurs. La manière du peintre est certes d’une grande sensualité de touche et d’un raffinement indiscutable, mais son caractère aimablement convenu, uniformément plaisant et décoratif, me laisse toujours la vague sensation d’absorber un entremets onctueux mais trop sucré.
Cependant, certains de ses petits paysages d’une sereine fraîcheur comme Le colombier peint en 1758 (Saint Louis, Art Museum, cliquez ici) confirment la capacité de l’artiste à baigner de charme pittoresque des campagnes recomposées par la fantaisie, tandis que La lumière du monde (la reproduction donnée ci-dessus rend assez peu justice à la délicatesse de l’original), toile spécialement réalisée pour la chapelle privée de Madame de Pompadour au château de Bellevue, fascine par la maîtrise de la lumière qui dore et sculpte une scène de nativité d’une tendresse tangible dont on a bien du mal à se convaincre que son inspiration soit vraiment religieuse, surtout si on la rapporte au Saint Jean Baptiste (c.1755, Minneapolis, Institute of Arts, donné ci-dessus), tableau cette fois-ci réellement conçu pour être exposé dans un contexte liturgique, puisqu’il était placé dans la chapelle du couvent des Capucines de la place Vendôme, où la marquise sera enterrée. La facture bien plus rude dans le rendu du modelé d’un corps d’homme adulte et quelques maladresses témoignent du peu de réelle appétence de Boucher pour ce type de répertoire.

« Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goût. (…) Le choix de ses sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs. »

Denis Diderot, Salon de 1761.

Jean-Baptiste GREUZE (Tournus, 1725-Paris, 1805),
La paresseuse italienne, 1757.
Huile sur toile, 64,8 x  48,8 cm,
Hartford, Wadsworth Atheneum.

Voici maintenant Jean-Baptiste Greuze, dont la fameuse Accordée de village (Paris, Musée du Louvre, cliquez ici) fit sensation au Salon de 1761 (les lignes de Diderot citées ci-dessus s’y rapportent), à tel point qu’il fallait jouer des coudes pour pouvoir l’admirer. Ce tableau, révélateur du flottement de plus en plus important qui commençait à se faire jour, au mitan du XVIIIe siècle, entre des genres picturaux que l’Académie royale s’était attachée à hiérarchiser soigneusement sous Louis XIV, est révolutionnaire, entre autres, en ce qu’il transpose les codes du genre le plus estimé de l’époque, la peinture d’histoire (traitement noble du sujet, composition pyramidale) dans celui, bien moins considéré, de la peinture de genre. Il a fait l’objet de nombreuses études, dont une, virtuose et convaincante, de Daniel Arasse, aussi je ne m’y attarde pas plus longuement.

Peint au retour du séjour italien de Greuze, la Paresseuse italienne, présentée ci-dessus, est un tableau fascinant, dont la lecture pourrait faire l’objet d’un billet à part entière. Abordé en superficie, cette femme en train de s’assoupir dans une cuisine en parfait désordre évoque immanquablement les scènes de genre hollandaises, comme, par exemple, celles de Jan Steen (1626-1679) où règnent souvent un complet capharnaüm. Greuze n’aurait-il donc rien retenu de son voyage en Italie ? Bien sûr que si, et il ne fait aucun doute qu’il a vu la Madeleine repentante de Caravage (c.1597, Rome, Galeria Doria Pamphili, ci-dessus) dont il reprend ici, en grande partie, la position corporelle. Ce faisant, Greuze nous conduit à soupçonner qu’il joue sur différents niveaux de sens. Par exemple, si sa Paresseuse est déchaussée, signe de sa disponibilité sexuelle, l’artiste a également mis en lumière l’alliance qu’elle porte au doigt. Dans le même registre, les spectateurs de l’époque, très au fait des codes de la peinture hollandaise, ne pouvaient ignorer que la somnolence est un des marquants picturaux de la grossesse, tout comme le flacon à moitié plein situé sur le buffet qui évoque ceux contenant les urines que mirent généralement les médecins dans ce type de contexte. En prenant en compte ces éléments et la réminiscence religieuse, c’est donc dans un sens moral qu’il convient de lire ce tableau, et il ne fait guère de doute que le double langage de cette œuvre ne pouvait qu’enchanter ceux qui avaient la chance de le regarder.

« (…) croyez que vous avez fait un beau rêve et Fragonard un beau tableau. Il a toute la magie, toute l’intelligence et toute la machine pittoresque. »

Denis Diderot, Salon de 1765.

 

Jean-Honoré FRAGONARD (Grasse, 1732-Paris, 1806),
Paysage aux lavandières
, c.1761-65.
Huile sur toile, 38,7 x 46,3 cm,
Richmond, Virginia Museum of Fine Arts.

Lorsque l’on songe aux œuvres de Jean-Honoré Fragonard, c’est généralement la jouissance absolument évidente qu’il semblait éprouver en maniant vigoureusement la pâte picturale qui s’impose à l’esprit, ainsi que le caractère fa presto de figures qui semblent improvisées dans le feu de l’instant. Le Paysage aux lavandières présenté ci-dessus s’inscrit quelque peu en marge de la production habituelle de Fragonard et pourtant, en considérant attentivement ce petit tableau réalisé, si sa datation est exacte, immédiatement après le retour d’Italie du peintre, on y retrouve sa désinvolture savamment étudiée (cette sprezzatura qui hante la Péninsule depuis au moins le XVIe siècle) ainsi que son goût pour des contrastes lumineux marqués ; regardez, par exemple, comment il joue du clair-obscur ou comment il embrase les feuillages, ces effets étant encore soulignés par le gris foncé de la nuée menaçante qui s’élève derrière une dense futaie. Il est d’ailleurs remarquable et assez novateur que chaque élément de ce paysage recomposé semble gagné par un mouvement d’avancée, les nuages, mais aussi les chemins, comme si le peintre avait souhaité créer, chez le spectateur, la sensation que cette scène, au sens propre animée, vient à sa rencontre. Fragonard, s’il a choisi de produire un tableau qui s’inspire nettement des maîtres hollandais du XVIIe siècle, comme Jacob van Ruisdael, développe néanmoins ici une esthétique personnelle qui, en se fondant sur une approche émotionnelle plus que sur un rendu géométrique du paysage, a déjà quelque chose de préromantique.

« S’il est vrai, comme le disent les philosophes, qu’il n’y a de réel que nos sensations, que ni le vide de l’espace, ni la solidité même des corps n’ait peut-être rien en elle-même de ce que nous éprouvons, qu’ils m’apprennent ces philosophes quelle différence il y a pour eux, à quatre pieds de tes tableaux, entre le Créateur et toi ? »

Denis Diderot, Salon de 1765.

 

Jean Siméon CHARDIN (Paris, 1699-1779),
Les Attributs des arts et les récompenses
qui leur sont accordées
, 1766.
Huile sur toile, 113 x 145,5 cm,
Minneapolis, The Minneapolis Institute of Arts.

Une autre révolution en marche dont le spectateur moderne n’a plus forcément conscience est  la grande toile (113 x 145 cm, une version légèrement antérieure, de dimensions similaires, se trouve au Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg) intitulée Les Attributs des arts et les récompenses qui leur sont accordées de Jean Siméon Chardin. Pourtant, quoi de plus apparemment anodin que cette nature morte aux équilibres de lumières et de formes savamment pensées, réalisée par un artiste dont la postérité nous a transmis, sans doute en grande partie à raison, l’image d’un homme peu aventureux ? Il ne faudrait cependant pas occulter trop rapidement que, dès les deux œuvres qui lui permirent, en 1728, d’être reçu à l’Académie royale, le paisible Chardin prit ses distances avec les codes de son époque, en produisant des tableaux de grand format (114,5 x 146 cm pour La Raie, 194 x 129 cm pour Le Buffet, tous deux au Musée du Louvre), alors que la nature morte était, dans la France du XVIIIe siècle, tout en bas de la hiérarchie des genres et donc majoritairement cantonnée à de petits formats. Ici, le peintre non seulement récidive pour ce qui est des dimensions mais, mieux encore, insiste en donnant à l’objet le plus lourd (le plâtre du Mercure de Pigalle exécuté en 1753 et salué alors comme un chef-d’œuvre de la sculpture française) la position la plus élevée et au plus léger (la médaille) la plus basse, déstabilisant ainsi les lois de l’équilibre tout en suggérant la relativité des récompenses au regard de l’œuvre d’art. Et si nous n’avions toujours pas compris, il donne à sa composition la structure pyramidale de la peinture d’histoire, opérant ainsi un renversement complet de la sacro-sainte hiérarchie des genres. Chardin, pour lequel j’éprouve une affection égale à celle que lui vouait Diderot, n’a pas fini de me surprendre.

Henri-Horace ROLAND DE LA PORTE (Paris, 1724-1793),
Nature morte à la vielle
, après 1760 ?
Huile sur toile, 80,5 x 101 cm, Bordeaux, Musée des Beaux Arts.

On retrouve certaines de ces caractéristiques dans la Nature morte à la vielle d’Henri-Horace Roland de La Porte, « victime de Chardin » pour reprendre le mot cruel de Diderot. La toile est, là aussi, d’un assez grand format (80 x 101 cm), sa composition est également pyramidale. Mais, outre une maîtrise des couleurs et une profondeur qui n’ont rien à envier à son illustre concurrent, l’œuvre acquiert une résonance particulière par la partition musicale qu’elle met en scène et qui a été identifiée comme celle de la huitième sonate du Premier livre de sonates à violon seul et basse continue (publié en 1723) de Jean-Marie Leclair (1697-1764), musicien qui révolutionna profondément l’école française de violon et fut trouvé assassiné en son domicile parisien le 23 octobre 1764. Si la datation du tableau est correcte, ce dernier prendrait donc une dimension de Memento mori ou de Tombeau, des éléments comme les pages tournées du cahier de musique ou les dés se trouvant, de facto, chargés du sens symbolique de la mort et du l’aveuglement du sort. Mais, si vous le voulez bien, finissons ce rapide tour d’horizon sur un sourire.

« Robert est un jeune artiste qui se montre pour la première fois ; il revient d’Italie d’où il a rapporté de la facilité et de la couleur. (…) S’il me reste quelque chose à dire, sur la poésie des ruines, Robert m’y ramènera. »

Denis  Diderot, Salon de 1767.

Hubert ROBERT (Paris, 1733-1808),
La lingère
, 1761.
Huile sur toile, 35,1 x 31,6 cm,
Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute.

Voici un petit Hubert Robert qui synthétise merveilleusement, à mes yeux, le plaisir qui peut naître du mélange d’éléments provenant des différents genres. Dans cette Lingère, palette crème et touche jumelle de celle de Fragonard, vous avez, en effet, un peu d’Histoire (l’évocation des ruines antiques, par ailleurs chères au peintre) et un peu d’histoire (il s’agit d’une scène de genre), assaisonnés d’un brin de provocation humoristique (le petit garçon qui se soulage un peu trop près d’un gros chien). Mais ce qui pourrait n’être que simplement plaisant dans ce détail un peu trivial, par le parallélisme qu’il instaure entre le jet d’une fontaine antique et celui émis par le bambin peut aussi être lu comme un rappel du panta reï, le « tout s’écoule » cher à Héraclite qui nous parle du caractère passager de toute chose, qu’elle soit taillée pour l’éternité (la fontaine) ou inscrite temporairement dans le présent. C’est peut-être filer la métaphore un peu loin, mais il me plaît de penser que, sous la volupté née du plaisir de peindre et de charmer, une ombre d’inquiétude puisse aussi se glisser.

Souvent résumée, de façon par trop hâtive, à une succession de productions d’agrément aux visées purement décoratives, la peinture française produite durant la quinzaine d’années qui virent Madame de Pompadour se faire la protectrice et mécène des arts apparaît comme beaucoup plus complexe que ce qu’une approche superficielle pourrait laisser supposer. Parallèlement aux grâces parfois un peu convenues qui gagnent le « grand » genre de la peinture d’histoire, c’est une nouvelle sensibilité qui est en train de se développer, particulièrement dans les domaines, tenus alors pour mineurs, de la scène de genre, du paysage, ou de la nature morte, qui, progressivement, vont déborder le cadre qui leur était jusqu’alors assigné en adoptant une approche de plus en plus empreinte de subjectivité. À l’instar de ce que l’on peut observer dans le domaine de la musique où les évolutions les plus radicales toucheront en premier lieu la musique de chambre, c’est dans les productions picturales réservées à l’espace privé plutôt que public que les éléments d’un préromantisme tempéré « à la française » commencent à voir le jour.

Accompagnement musical :

I. Pancrace ROYER (c.1705-1755), Premier livre de pièces de clavecin (1746) :
La Sensible : Rondeau.

Christophe Rousset, clavecin Henri Hemsch, 1751.

Pièces de clavecin, 1746. 1 CD L’Oiseau-Lyre 436127-2. Indisponible.

II. Jean-Marie LECLAIR (1697-1764), Sonate XI pour violon & basse continue en sol mineur, 4e Livre (1743) :
[1] Largo.

La Tempesta.
Patrick Bismuth, violon solo & direction.

Sonates à violon seul avec la basse continue, Quatrième livre. 3 CD Zig-Zag Territoires ZZT 060401.3. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

III. Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764), Les Boréades, tragédie lyrique (1764) :
Acte IV, scène 4 : Gavottes pour les Heures et les Zéphyrs. Rigaudons.

The English Baroque Soloists.
John Eliot Gardiner, direction.

3 CD Erato « Musifrance » 2292-45572-2. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

La volupté du goût, La peinture française au temps de Madame de Pompadour. Paris, Somogy éditions d’art, 2008. ISBN 978-2-7572-0169-5.

Les citations de Denis Diderot sont tirées de : Salons, textes choisis par Michel Delon. Paris, Gallimard, collection Folio, ISBN 978-2-07-031385-3.