Tokugawa Mitsukuni (1628-1700) était membre de la famille du shogun à l’ère Edo. C’était également un grand lettré attaché à l’idéal confucéen du lettré. Il lança le projet de l’Histoire du grand Japon qui ne sera terminée que 300 ans plus tard. En tant que confucéen il s’efforça de mettre en pratique les principes du gouvernement juste tel qu’énoncé par Confucius. Dans ce but, il commença par réduire d’un tiers les monastères situés sur ses terres, puis fit détruire tous les petits sanctuaires des kamis, jugés inutiles et abrutissant pour les masses populaires. Alors que les bouddhistes étaient les principaux responsables des funérailles, il encouragea les enterrements confucéens. Lui-même suivit ce rite et sur sa stèle on peut lire « il a respecté le shinto et le confucianisme, mais réfuté les deux ; vénéré le bouddhisme et le taoïsme, mais rejeté les deux ». Ce scepticisme est l’esprit des lettres et c’est le confucianisme qui l’a enfanté.
Si de tels propos peuvent étonner encore aujourd’hui, et certainement choquer à l’époque, il ne faut pas sous-estimer les Japonais. L’élite est très cultivée et connait généralement tous les courants philosophiques issus de la Chine. La Chine qui a connu de son côté des révoltes messianiques ou antireligieuses à plusieurs reprises. La pensée japonaise d’alors n’est pas si éloignée de l’Europe qui, à peu près à la même période, vit un Voltaire (1694-1778) ou un Rousseau (1712-1778) se battre pour l’esprit des lumières qui enfantera la Révolution française. Par ailleurs les samouraïs suivaient le code du Bushido où l’honneur et l’obéissance étaient les valeurs les plus vénérées, les plus hautes. Par conséquent, l’habitude des guerriers n’étaient pas de révérer d’abord une religion, mais bien un maître ou un seigneur avant tout le reste, y compris sa propre vie. On peut comprendre alors que cette caste fut un terreau favorable pour cultiver un certain scepticisme ou en tous cas, une réflexion sur le rapport entre l’homme et les divinités.
(Nihon shoki, ou Annales/Chroniques du
Japon)
Le scepticisme se retrouve vis-à-vis des livres anciens comme le Nihon shoki (Chroniques du Japon dont la rédaction fut achevée en 720 apr. J.-C.). Arai Hakuseki qui fut le conseiller de deux shoguns (Ienobu Tokugawa 1662-1712 et Yoshimune Tokugawa 1684-1751) n’a jamais combattu les religions sans pour autant y adhérer. En revanche il expliqua que le temps des Dieux n’est qu’une déformation des exploits des grands hommes de l’antiquité et qu’il n’y a là rien de surhumain.
(Arai Hakuseki)
Tominaga Nakamoto (1715-1746) était un spécialiste des textes bouddhiques. Il démontra le caractère apocryphe des soutras du Grand Véhicule. Cette démonstration revient à dire que ces textes ont pu être rédigés par n’importe qui et n’ont donc aucune valeur. Il mourut à 31 ans et dans un ouvrage curieusement intitulé « Écrit d’un vieil homme », il met en parallèle bouddhisme, shintoïsme et confucianisme. Avec une ironie terrible, il en démonte les principes pour en démontrer l’inanité. Sa conclusion est sans appel : aucune de ses religions ne convient au Japon, il faut toutes les jeter à l’eau pour suivre la Voie véritable qui reprend les bases de chacune des religions.
Autre personnage haut en couleurs et sans doute le plus véhément des sceptiques, en tout
cas le plus conséquent, est Yamagata Banto (1748-1821). Marchand dans une maison renommée d’Osaka, et élève de la grande école confucéenne Kaitokudao, il rédigea « En guise de rêve »
(Yume no shiro) vers la fin de sa vie. Il aborde l’astronomie, l’économie et l’histoire en utilisant les outils et les travaux des Occidentaux qui l’ont influencé. Dans deux chapitres appelés
Muki (Sans dieux), il annonce qu’il ne croit en rien et réfute systématiquement tous les courants du shintoïsme.
Source : François et Mieko Macé, « Le Japon d’Edo », Ed des Belles lettres.