Lire en autriche

Publié le 16 mars 2010 par Abarguillet

Lectures pour que l’Autriche se souvienne

Après un long périple dans les Balkans, nous retraversons l’ex-rideau de fer pour pénétrer au cœur de ce qui fut le Saint Empire romain germanique et qui est redevenu l’Autriche après un épisode nazi bien malheureux qui a laissé des traces très profondes dans la littérature autrichienne. Et, déjà, notre premier hôte, Arthur Schnitzler, dès la fin du XIX siècle attirait notre attention sur l’antisémitisme qui sévissait à Vienne et qui annonçait déjà des lendemains ténébreux. Ces lendemains, nous pourrons mesurer les stigmates, mal refermés, qu’ils ont laissés dans la population autrichienne qui n’a jamais pu, ou su, évacuer ses démons, dans les œuvres de nos deux autres hôtes, Hans Lebert et le Prix Nobel de littérature local, Elfriede Jelinek, qui s’efforcent de faire sortir la vérité de la gangue dans laquelle elle est engluée et ou certains veulent la maintenir. Pour accomplir ce chemin plutôt douloureux, pour faire vivre la mémoire de ceux qui ont tant souffert, nous prendrons la compagnie d’un des plus grands intellectuels autrichiens, Robert Musil, qui a tellement contribué à la compréhension des hommes et de leur comportement sans toutefois que nous puissions encore comprendre l’inacceptable qui fut .

Les désarrois de l'élève Törless  de  Robert Musil  ( 1880 – 1942 )

« Je ne veux pas faire comprendre, mais faire sentir » annonce Musil dans une lettre mise en préface dans l’édition que j’ai lue. Il veut nous faire sentir tout ce que ressent ce jeune aristocrate autrichien que ses parents place dans une école réservée aux fils de bonnes familles tout là-bas aux confins de l’Autriche, vers l’Est.

Le jeune Törless débarque dans cette pension où il ne connaît rien, ni personne, et doit faire le deuil de son passé, couper le cordon ombilical avec son pays, sa famille, son enfance et toutes les cajoleries dont il a été l’objet dans une famille aimante et attentionnée. Il doit faire face à une nouvelle vie avec des amis dont beaucoup sont ses aînés, dans une forme de huis clos où il devra trouver sa place en s’affranchissant de son enfance. « Il voulait se débarrasser ainsi de son ancien bagage, comme s’il s’agissait maintenant de porter son attention, libre de toute gêne, sur les pas qui lui permettraient de progresser. » Je n’ai pu, à cet endroit du livre, éviter de penser à Julien Green et au héros de « Moïra » que j’ai lu récemment, qui doit lui aussi s’intégrer dans un monde universitaire qui lui est totalement étranger.

Et, dans cet univers de jeunes mâles en pleine maturation, Törless découvre des notions et des sensations qui ne faisaient pas partie de sa vie antérieure, la sexualité, l’obscénité, le désir, la tentation, la culpabilité mais aussi la compétition, l’amitié, la tromperie, la trahison, … toutes notions qui contribuent à affirmer sa personnalité et sa place dans la meute où se manifeste un véritable attrait pour la virilité allant jusqu’à la brutalité et même au sadisme.

Ces rites initiatiques qui marquent le passage à l’âge adulte perturbent le jeune étudiant qui ne comprend pas ce qu’il va devenir, comment il va le devenir et avec qui il va le devenir. Il a l’impression de ne pas comprendre ce qui lui arrive et de ne pas trouver d’explication aux mécanismes qui règlent la vie. Il manque de repères et s’interroge sur l’éducation qu’on lui prodigue. « De tout ce que nous faisons ici, toute la journée, qu’est-ce donc qui nous mène quelque part ? » Interrogation d’un adolescent qui mute vers l’âge adulte, mais aussi interrogation d’une génération qui a bien conscience d’appartenir à un monde en voie de disparition, à une civilisation qui s’éteint comme on peut le voir dans les œuvres de Schnitzler notamment. 

Mais, le vrai sujet du roman, à mon sens, réside dans les interrogations de Törless sur l’origine de nos comportements et de ce fait sur ce qui gouverne les êtres et le monde plus généralement. Il ne sait pas interpréter ce qu’il ressent mais il sait que cela contribue à sa prise de conscience des phénomènes qui le dirigent. La sensualité qu’il ressent dans les contacts physiques lui apporte des certitudes que les mathématiques ne peuvent pas démontrer et que même les théories de Kant ne peuvent pas expliquer. « Il y avait des moments où il avait si vivement l’impression d’être une fille qu’il jugeait impossible que ce ne soit pas vrai. » Et, c’est là que siège son désarroi dans cette impression qu’il y a une source de certitude qui ne provient ni de la science, ni de la connaissance, ni de la raison mais d’un ailleurs qui pourrait être l’âme.

Alors dans son esprit germe une théorie qui mettrait en opposition un monde extérieur matériel et monde intérieur spirituel, le rationnel et l’irrationnel, la connaissance et le ressenti, l’acquis et l’inné, la raison et la croyance, la science et la prescience. « Une grande découverte ne s’accomplit que pour une part dans la région éclairée de la conscience : pour l’autre part, elle s’opère dans le sombre humus intime, et elle est avant tout un état d’âme. » C’est la raison pour laquelle, il faut associer l’âme à la raison et ne pas oublier que des initiés, même si Musil n’emploie pas le terme, ont apporté beaucoup à la connaissance du monde et des hommes.

Dans ce roman dont Musil dit que ses contemporains on vu comme «l’affirmation d’une « génération » nouvelle ; une contribution essentielle au problème de l’éducation ; enfin le coup d’essai d’un jeune écrivain dont on pouvait beaucoup attendre», moi, j’ai surtout senti cette explication essentielle sur la complémentarité entre la science et la prescience dans un texte un peu fin de siècle qui traîne encore quelques relents de romantisme. Le malaise, la nausée, l’écœurement font encore très jeunes filles qui défaillent bien que nous soyons au milieu de jeunes mâles en ébullition. Je reviendrai aussi sur les intentions de Musil qui prétend nous faire sentir plutôt que comprendre mais, pour ma part, je trouve que le roman est trop rationnel, trop cérébral, trop intellectuel, pas assez charnel, pas assez sensuel, pas assez sentimental, pour que l’objectif soit pleinement atteint.

Et malgré tout, je trouve que la transgression comme rituel initiatique donne plus d’humanité à ce roman, « quelque chose en est resté à jamais : la petite dose de poison indispensable pour préserver l’âme d’une santé trop quiète et trop assurée et lui en donner une plus subtile, plus aigue, plus compréhensive. »

Vienne au crépuscule  de Arthur Schnitzler  ( 1862 - 1931 )

C'est une belle image de la fin de l'empire des Habsbourg avec ces dandys qui déambulent sur le Ring à la conquête des jolies viennoises sans se soucier du quotidien qui leur est assuré.
C'est l'image de la déliquescence d'une civilisation en fin de cycle qui est déjà minée par les tares qui lui seront fatales. C'est l'image d'une société qui n'a pas vu le monde changer et qui vit encore au siècle où les rois et les empereurs régnaient, selon « l'étiquette », en maîtres absolus sur l'Europe.


C'est la montée en puissance des fléaux qui accableront le XX° siècle de leurs malheurs et notamment de l'antisémitisme. C'est le reflet dans le miroir de nos faiblesses devant les responsabilités individuelles (reconnaissance de l'enfant conçu dans la frivolité) ou collectives (abandon tacite des familles juives qui sombrent lentement dans la bordure sociale).

Un très beau livre, très bien écrit, dans un excellent style mais aussi un document historique de première qualité pour les historiens de la période.

La peau du loup  de Hans Lebert  ( 1919 - 1993 )

Une lecture qui me hante toujours plus de trois ans après avoir refermé le livre. L’histoire d’un matelot qui débarque dans un village encerclé par les montagnes autrichiennes où la nature se déchaîne, vent, pluie, neige et froid soumettent les habitants à de fortes tensions alors qu’ils vivent déjà dans une ambiance délétère où personne ne veut rien dire bien que des événements étranges les intriguent et les inquiètent vivement. Dans ce village au nom évocateur, silence en allemand, le matelot et une compagne de circonstance essaient de percer le mystère qui entoure l’ancienne briqueterie malgré la réprobation des notables du village qui se réunissent régulièrement autour d’une table au bistrot local. Ce livre est le symbole du mutisme des Autrichiens qui ont jeté très pudiquement un voile de plomb sur leur passé pendant la période nazie et qui veulent maintenir ce passé dans l’ombre la plus épaisse au risque de voir le monstre ressurgir.

Les exclus  de Elfriede Jelinek  ( 1946 - ... )

Le Prix Nobel autrichien s’est inspiré d’un fait divers réel pour écrire l’histoire de ces quatre jeunes qui rejettent la société dans laquelle ils vivent et dont ils ne veulent plus. Gosses de riches, petits bourgeois ou prolétaires, ils sont les enfants de cette Autriche qui n’a pas évacué ses démons, qui n’a pas su, ou pas voulu, faire le ménage après la période nazie au risque de mettre sa jeunesse dans une situation impossible avec un héritage trop lourd à porter. Et, nourris des thèses de Camus ou de Sartre, ces jeunes trouvent l’existence absurde et transforment leur révolte en une rage assassine qui les conduit à des actes extrêmes. C’est l’histoire d’une génération qui rejette un passé de bons catholiques, comme il faut, qui ne veulent pas assumer leur passé, c’est l’histoire de ces soldats sanguinaires qui perpétuent leur violence au sein de leur famille et c’est aussi l’histoire de ceux qui ont été persécuté dans les camps de la mort. C’est l’histoire de l’Autriche qui est toujours en proie aux démons qu’elle na pas su mater et qui hantent toujours les coulisses du pouvoir.


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