René Ghil préface à "L'Autel inachevé" d'Hilda Steiger

Par Bruno Leclercq


Un premier livre de Poèmes, de poèmes surtout : couper ses pages, quel qu'il soit, n'est-ce point, le parcourant dès lors, - d'une hâte que retient un sentiment tel que pudique et religieux à pénétrer aux lieux interdits où une âme secrète, nouvellement, vient pour elle-même dire tout haut l'émoi de s'être connue et saisie parmi les Choses !

Et, quand il s'agit du livre en prélude de Hilda de Steiger, son titre : L'Autel inachevé, n'est-il pour nous avertir aussitôt de quelque chose de sacré au conscient de l'Auteur : le don de soi, en ardent sourire mais en certitude d'évertuement et de détresse, au dieu de Savoir et de Beauté de qui nous ne susciterons pas la présence entière – qui se renouvelle dans son éternité...

Premier livre, dont parurent depuis deux années quelques pages quasi soustraites à l'assidu travail de reprendre, d'éliminer, de préciser en une savante simplicité, mais auxquelles répondit l'attention émue de la tendre promesse des Naissances, de poètes et de lettrés... De Hilda de Steiger qui vit « en Québec », le talent si naturellement né de soi tout en se trouvant d'intuitive sensitivité en le plus large et vrai sens de la Poésie présente, - son talent délicat dans l'ampleur suggestive vint ainsi vers nous comme avec innocence, et ainsi que nous dûmes presque le lui révéler à elle-même.

J'ai dit tout à l'heure : poèmes en prélude, - témoignant par là de puissances qui me paraissent se devoir logiquement développer en l'inspiration d'après l'Autel inachevé. Mais si, sous l'exprimé, nous apercevons en devenir le talent du poète, nul doute : le livre de prémices ne restera point isolé à l'orée de sa vie poétique. Il demeurera lié étroitement à l'Oeuvre de demain par les qualités individuellement génératrices qu'il détient. Or, quelles sont-elles ?... La deuxième partie du volume, la plus étendue, se présente à première vue comme de poèmes divers l'on dirait au gré de l'émotion égotiste. Pourtant, là-même se discerne ensuite que de générales aptitudes de l'esprit ont opéré de partiels groupements, si nuancées qu'en soient les limites. Tandis que telle aspiration à l'unité se dénonce distinctement en l'harmonieux poème de première partie : Amour, - où tous les moments concourent à un temps ainsi qu'éternel de l'âme amassée.

Mais partout, si le « Moi » en acte parmi son émotive épreuve aux causes, assure un thème prédominant, il ne s'attarde point au stérile concept idéaliste créateur d'un monde d'apparences, selon, poétiquement, le mode Symboliste – et son procédé par analogies préconçues. Le poète de l'Autel inachevé ne relève donc pas de la poésie égotiste : de la sensitivité multiple Hilda de Steiger se meut en la Vie et son sens de relativité en mouvement.

Donc, parmi la complexité du phénomène, elle ne tendra pas, d'un évertuement égocentrique et primitivement magique, à astreindre la Nature à se douer d'âmes successivement pareilles à la sienne et la prolongeant et la multipliant, précairement. Simplement et avec une sorte de désistement – et là est la caractéristique, dont l'envoûtement émouvant nous tient en lui, plus qu'on ne le perçoit, - elle entend pathétiquement et en soi comment la Nature, de la multiplicité de ses rapports et de l'Humain à l'Universel, complète de vastitude et de suavité ses états d'âme. Et elle l'exprime par l'exprime par d'immédiates transpositions, avec, entre tout, la sensation omniprésente des Inconnues et de la vie des élémentaires Forces.

Elle l'exprime d'un Verbe et d'un Vers de toute simplicité. Mais, nous ne nous méprenons pas ! Simplicité pleine d'intensités, et d'un art qui n'arrive à telle musicalité d'assonances et à tel surcroît de directe suggestion, que par le travail passionné mais pondérant – qui, en même temps, d'une émotivité personnelle accentue à la diverse énergie de la pensée le transport mesuré du Rythme...

Je ne dirai davantage de l'Autel inachevé, qui prit mon rêve, - si ce n'est pour reconnaître en lui une ingénue, une sûre prédestination poétique, et me dire heureux des premières réalisations qu'il apporte – ainsi qu'un instant élu peut contenir les dons de toute une vie qui deviendra.

René Ghil.



La Fumée des trains
La Vaste plaine...
Des bois assombrissent cette monotonie
se décolorant près de l'horizon.
Les champs restent endoloris
après un premier gel -
nul mouvement sur l'étendue.
Une vie étrangère
émerge et trouble l'immobilité.
Elle agite une écharpe blanche
qui s'étale, et grandit :
se faisant nuage
aux mamelons mouvants,
devenant tunique
aux plis gonflés,
elle ambre sa couleur
et s'abat.
Son souffle jaune
offense le sol vierge
et le silence inquiet
voit son rêve s'enfuir...
Mais la colline ouvre son flanc
pour absorber le pan de robe
et l'immobilité esquisse un geste -
elle revient.
Hilda de Steiger
L'Autel inachevé. Éditions Rythme et Synthèse, 1924, 92 pp.
Les Oeuvres de René Ghil numérisées sur le site de Gallica.
René Ghil : Le vœu de vivre, et autres poèmes choisis par Jean-Pierre Bobillot, avec CD (lecture par R. Ghil en 1913), PU Rennes, 2004. / De la poésie scientifique et autres écrits. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Bobillot, Grenoble, Ellug, 2008.
En ligne sur Sitaudis,de Jean-Pierre Bobillot : René Ghil : celui qui a dit non à Mallarmé


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