obscurité (13)

Publié le 18 mars 2010 par Feuilly

Le dîner fut charmant, presque romantique. Après avoir empourpré les collines, le soleil avait très vite disparu derrière le faîte des arbres et la grande nuit, implacable, était revenue. Avec elle, les premières chouettes avaient recommencé à lancer leurs hululements caractéristiques, mais nos amis ne les entendaient plus. Ils étaient fascinés par les flammes et, tout en dégustant leur omelette ou en avalant une feuille de salade, ils tournaient leurs regards vers ce bon feu crépitant qui les réchauffait et les éclairait. C’était comme un phare dans la nuit au milieu de l’océan, un refuge inespéré pour les naufragés qu’ils étaient et le seul fait de le regarder leur réjouissait le cœur. N’était-ce pas le principal ? L’enfant, cependant, se souvenait des moustiques qui étaient attirés par les phares de la voiture, lors du leur première nuit passée sur le plateau de Millevaches. Se pourrait-il qu’il leur ressemblât et que ce bonheur qu’il vivait en ce moment ne fût qu’un leurre et un mensonge ? Allons, il n’allait quand même pas se décourager maintenant ! Pour une fois que tout allait bien, il n’y avait pas de raison d’être négatif. A réfléchir au malheur, on finit par l’attirer. Alors il sortit de sa rêverie, se resservit un peu d’omelette et écouta sa petite sœur, qui se prenait pour Shéhérazade et qui n’en finissait plus de raconter des histoires aussi étranges que merveilleuses.

Quand le feu fut presque éteint, on rangea tout à l’intérieur, ce qui demanda quand même quelques acrobaties, puisqu’il fallait passer par la fenêtre. Ensuite, on alluma bien quelques bougies pour s’éclairer mais on décréta vite que la vaisselle gagnerait à être lavée le lendemain, à la lumière du jour. Heureux d’échapper à cette corvée, les enfants ne rechignèrent pas pour aller se coucher. La mère les accompagna dans leur chambre respective et quand ils furent au lit, elle éteignit elle-même leur bougie, de peur des incendies. C’est que cela brûlerait vite, une maison comme cela, avec des lambris et des parquets en bois partout, sans parler des tentures et des rideaux. Il ne manquerait plus que cela : bouter le feu dans une maison où on est invité ! Enfin, presque invité…

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Ensuite, après être redescendue mettre un peu d’ordre au rez-de-chaussée, elle s’achemina vers la salle d’eau. Elle fit couler un bain puis disposa de petites bougies de long de la baignoire. C’était très joli car les flammes vacillantes se réfléchissaient dans les miroirs de l’armoire disposée au-dessus de l’évier. En ouvrant les portes latérales et en les disposant d’une certaine façon, elle parvint à ce que l’image des bougies soit renvoyée à l’infini, dans une sorte d’abîme où celles-ci semblaient se multiplier d’elles-mêmes. On se serait cru dans un lieu sacré, un temple primitif dédié aux dieux ancestraux ou quelque chose d’approchant. L’éclairage, orange ou rouge, selon les moments, donnait à la pièce un caractère étrange et mystérieux. Elle enleva ses vêtements et se contempla longuement dans le miroir, nue. Elle allait avoir trente-six ans et ne pouvait pas se résigner à ce que l’essentiel de sa vie soit déjà derrière elle. Pourtant elle venait de quitter le deuxième homme de son existence et il lui semblait cumuler les échecs. Bien sûr, elle avait ses enfants et elle les adorait, mais elle savait aussi que cela serait dur de les élever seule. Il ne faudrait pas que ce qui était une joie devînt subitement une corvée. L’avenir lui faisait un peu peur à vrai dire. De quoi serait-il fait ? Elle s’approcha de la glace et se regarda avec plus d’attention. Elle voyait ce corps de femme, jeune encore, séduisant à vrai dire et elle savait qu’il aurait ses exigences, ses désirs même. Lui résister semblait au-dessus de ses forces, mais elle n’avait pas envie de se retrouver un jour engagée dans une troisième aventure sentimentale, laquelle risquerait de finir aussi mal que les précédentes. C’est que les hommes sont bien compliqués… Mais d’un autre côté, elle ne pouvait se résigner non plus à ce que ce corps soit nié. Il avait ses besoins. Elle ne voulait pas être déjà vieille, cela ne se pouvait pas. D’un doigt délicat, elle suivit le pourtour de son sein, puis effleura le mamelon, dont la pointe se dressa aussitôt. Elle avait trente-six ans et elle voulait vivre, tout simplement.

Elle alla s’étendre dans l’eau du bain, très chaude, et se sentit un peu rassurée. Un bien-être indéfinissable la submergeait petit à petit. Le calme, le silence, l’éclairage tamisé et vacillant des bougies, leur odeur aussi, tout contribuait à faire de ce moment un instant privilégié. Elle oublia tout, l’échec de son mariage avec un homme violent, sa situation précaire actuelle, ses enfants. Elle n’était plus qu’elle-même, un corps qui flottait, un esprit qui surnageait, une conscience qui se manifestait, avant de s’évanouir et de disparaître dans une sorte de béatitude totale. Elle était ici et ailleurs, ici et partout. Elle flottait sur l’océan, emportée par des courants inconnus, comme le « Bateau Ivre » de Rimbaud, dont des vers lui revenaient soudain en mémoire :

Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs…

Embarcation à la dérive, elle se laissait emporter par la courant. Elle était un bateau en perdition, une île flottante au milieu de l’Amazone, une prisonnière attachée nue dans une pirogue. Et elle dérivait, dérivait…Déjà, il lui semblait entendre le cri des perroquets et des singes hurleurs, qui, dans les hautes frondaisons des arbres bordant le fleuve, la contemplaient d’un œil étonné. Il faisait chaud, extrêmement chaud. L’équateur ! Sur le miroir du lavabo, la vapeur se condensait en buée, rendant le lieu encore plus insolite, tandis que du fleuve montait une sorte de brouillard qui occultait les lointains. Où allait-elle ? Vers quelle destinée ? A moitié inconsciente dans la chaleur étouffante, elle ne faisait que deviner, toute proche, l’embouchure du grand fleuve qui allait bientôt s’évanouir dans la mer, se perdre dans l’océan.

La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots

Les yeux fermés, elle continue sa lente progression. Elle se laisse faire, elle n’a plus d'appréhension, là où elle ira, ce sera bien.

Et dès lors je me suis baigné dans le poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend.

A-telle vu les « incroyables Florides », les « marais énormes » ou le Léviathan ? A-t-elle aperçu les « gouffres cataractant », les « serpents géants dévorés de punaises » ou les « cieux ultramarins aux ardents entonnoirs » ? Elle ne sait plus et si elle les a vus, elle les a oubliés. Sa main glisse le long de son corps, parcourt des montagnes étranges, des ravins inconnus, poursuit le long des courbes des hanches, effleure la peau tendre des cuisses. Puis c’est l’antre magique, la grotte primitive, la rose exotique aux pétales éclatés…

L’Amazone n’en finit plus de couler, la chaleur est torride et l’océan est proche. Elle est bien, elle va se perdre dans l’inconscience d’elle-même, dans le plaisir d’elle-même. Elle ferme les yeux, elle coule, elle n’est plus que bonheur. Du robinet une goutte d’eau froide tombe sur sa peau nue, elle sursaute, frisonne. Encore un peu et elle allait s’endormir…

 

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