Gustave LE ROUGE : Le Christ aux outrages d'Henry de GROUX

Par Bruno Leclercq

GUSTAVE LE ROUGE dans L'ART SOCIAL
I

Le Christ aux outrages

Tableau de M. de Groux

Entre Ponce Pilate et un redoutable légionnaire d'une impassibilité de granit, le Christ surgit d'un remous de foule, occupant le point central d'un vortex de poings et de mufles menaçants tournés vers lui.

Irrésistible est le mouvement qui précipite la maudissante cohue. On dirait tous ces furieux décochés par une baliste colossale. C'est une tumultueuse vague humaine qui déferle, roulant des groins sanguinolents et turgides de publicains et des museaux émaciés de pharisiens fornicateurs, toute une gamme de gueules d'abjection qui dévoilent, chacune à sa manière, la brute latente que, suivant Villiers, nous recelons tous sous un masque raisonnable.

Les chacals spoliés de leurs charognes, les sangliers dérangés de la fange, les vampires évincés des sépultures semblent s'être réunis pour exhaler leur fureur sous ces apparences de Juifs. L'artiste a symbolisé dans cette plèbe la bourgeoise racaille de l'humanité tout entière ; il a réuni dans une page terrible tous les princes de la Turpitudes, tous les contempteurs de l'Idée, tous les adorateurs de la féminine Bétise, tous les renégats volontaires ou inconscients du Beau.

Un petit enfant, même, hurle instinctivement au giron approbateur d'une mégère.

Tout en bas un chien aboie.

Vers la droite, d'anonymes bras menacent, coupés par le cadre, qui font penser à ce :

« Noir vol du Blasphème, épars dans le Futur » (1)

dont peut-être, aussi, l'artiste s'est souvenu en sillonnant le ciel d'un innombrable volier d'oiseaux sinistres.

De cette marée de populaire dont la montée envahit la moitié de la composition, saillent deux uniques figures compatissantes, Marie et Madeleine, admirables par leurs larmes toutes deux et par leurs bouches griffées aux coins d'une surhumaine désolation.

Plus loin et plus haut, près du proconsul, un centurion s'absorbe en d'inquiètes méditations. Est-ce un mystérieux saint Paul ? Représente-t-il l'intelligence, douloureuse de servir la Violence ? Je ne sais, mais il est difficile de rendre plus tangible une anxiété humaine que M. de Groux ne l'a fait en cet émotionnant visage de latin aux regards soucieux et profonds et aux lèvres plissées.

Sur le même plan, une impitoyable digue de soldats d'un aspect quasi fantômal, avec leurs démesurés panaches et leurs cuirasses d'aucune époque, contient le torrent blasphémateur du pommeau de la lance et de leurs chevaux au regard presque humain, cabrés.

Quelques-uns de ces légionnaires clament vers le ciel, en des trompettes d'où pendent de longues pourpres, la déchéance du prophète-dieu évoquant à son supplice la totale humanité.

Et ce supplice s'annonce ineffablement terrible, car l'Esprit l'abandonne, sous la forme de deux anges qui, d'une aile désolée, gagnent le ciel.

Il n'y a plus maintenant que le Christ-Homme, le Christ de Tertullien, celui qui assume toutes les fanges et qui est assez pur pour les laver.

Mais, en ce moment, le sacrifice lui est vraiment trop dur ; il repousse le calice d'ignominie, il n'a plus la force. Un mouvement de recul et d'effroi tout physique fait trembler ses jambes.

Brandi, comme une poignée de loques sanglantes par un Pilate au ventre d'eunuque, au profil de porc qui le désigne à la multitude avec un hoquet de dégoût, le Christ tomberait sans le soldat qui, par derrière, l'étaye d'un bras raidi.

Un manteau de ridicule pourpre glisse, à peine tenu d'une corde, des épaules du Fils de l'Homme, laissant nues les cuisses frémissantes et tigrées du sang figé des écorchures et du lilas des ecchymoses. La face est terrible et pitoyable ; les yeux cernés, striés de fibres vermeilles, sont stagnants et veules ; une épouvante intense s'y reflète.

De la couronne d 'épines giclent de rouges filets qui serpentent le long des ailes du nez et dégouttent jusque dans la bouche contournée par une crispation d'agonie.

On sent que ce Christ a atteint le dernier terme de la souffrance ; la main du Supplice est sur lui.

Déjà, dans un lointain, de moindres victimes sont liées pour la Mort.

Dans le fond, des croix, des lances, des étendards de légions, des échelles, des glaives hérissent le ciel blafard où déjà tombe la Nuit et dont la funèbre opacité n'est troublée par nul accessoire effet de couchant.

Cette gigantesque composition tourbillonne dans une mêlée de colorations féroces et malades, aiguës et tristes, dont l'harmonie ne remémore rien de vu jusqu'ici et ne relève d'aucune formule.

Je ne pense pas qu'il y ait une œuvre picturale d'un si superbe élan, d'un plus impétueux mouvement que cette émotionnante toile dont la contemplation est véritablement vertigineuse.

Tel ou tel détail qui pourraient déplaire, ligne moins pure ou louche, moins harmonieuse, se fondent et s'annihilent dans la terrible unité de l'ensemble. En quelque coin du tableau qu'on regarde l'oeil palpite et , planant sur ce fourmillement de têtes et de bras, revient par un mouvement instinctif vers le Christ lamentable du centre.

Et que de large humanité dans la conception de ce chef-d'œuvre d'un catholique ! Ce n'est pas que le sang du seul Christ, c'est l'âme des pauvres et l'âme des artistes de toujours qui coule sous la main impie des Riches et des Imbéciles. Le tableau de M. de Groux est la plus sanglante satire de notre société incurieuse d'art et de justice et marquée pour de prochaines destructions.

Magnifique représentation de l'âme assaillie par les suggestions de l'en-bas et bientôt défaillante si l'esprit divin ne la soutient, le Christ aux outrages semble inspiré par quelque ange de ce pur et haut moyen-âge, vers lequel beaucoup d'artistes que dégoûtent le temps présent se tournent.

Le Royaume de l'Art est aux fiers désintéressements et aux vouloirs convaincus.

G. Le Rouge


L'Art social, juin 1892.
(1) Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur est le dernier vers du Tombeau d'Edgar Poe de Stéphane Mallarmé.
En cette année 1892, ils sont nombreux a avoir écrit sur ce tableau, qui fit la réputation de Henry de Groux : Léon Bloy, Remy de Gourmont, Octave Mirbeau, Paul-Napoléon Roinard, Camille Mauclair... (1) On trouvera une recension de ces articles, dans « Un chef-d'oeuvre pour ces temps d'incertitude » : « Le Christ aux outrages » d'Henry de Groux par Rodolphe Rapetti, dans la Revue de l'art, 1992, numéro 96.

Parmi cette pléiade de critiques, la signature de Gustave Lerouge éveille l'intérêt, les textes de celui-ci avant la publication de ses romans d'aventures, ou de science fiction, et notamment le Docteur Cornélius, sont assez peu connus et méritent mieux que l'oubli complet. Preuve en est cet éblouissant article sur le très controversé tableau de de Groux.

Gustave Le Rouge, dans ses premiers écrits, s'il collabore à des revues à tendances anarchistes, comme l'Art social, choisit de se pencher pour deux articles critiques sur des artistes catholiques, Péladan, pour A Coeur perdu, en 1888, dans la Revue septentrionale, et de Groux et son Christ aux outrages, ici. Ce n'est pourtant pas pour leur obédience religieuse, qu'ils suscitent l'intérêt de Le Rouge, mais plutôt pour leur esthétique, la beauté de leurs oeuvres. Le Rouge écrivait de A Coeur perdu de Péladan : « peut nous chault l'inexactitude ou la fausseté du livre philosophiquement parlant si, littérairement, ce livre est beau. Qu'importe l'idolâtrie d'un Phidias s'il a créé des faux dieux dont les images sont divinisées par son génie ! Il nous est bien indifférent que ce soit le paganisme ou toute autre religion qui ait inspiré à Paxitèle ses divines statues. » Avec l'oeuvre de de Groux, Le Rouge va plus loin, après avoir rappelé qu'elle était l'oeuvre d'un catholique, il n'hésite pas à voir dans ce Christ, le pauvre et l'artiste brimés par les philistins modernes : « Ce n'est pas que le sang du seul Christ, c'est l'âme des pauvres et l'âme des artistes de toujours qui coule sous la main impie des Riches et des Imbéciles. Le tableau de M. de Groux est la plus sanglante satire de notre société incurieuse d'art et de justice et marquée pour de prochaines destructions. ». La haine du bourgeois, du conformisme social, de certains catholiques, comme Barbey d'Aurevilly, Villiers, Bloy, ou Péladan, lignée où se situe Henry de Groux, cette critique radicale qui nous montre une société allant fatalement vers sa destruction, serait-elle aussi « destructrice » que celle des libertaires ? C'est ce que semble penser Bernard Lazare, au moins pour Péladan, dans un article de 1893, sur Typhonia, où il notera : « M. Péladan a contre la bourgeoisie la même haine que les communistes ; il a pour le militarisme, pour la justice, pour le patriotisme, pour le pouvoir démocratique, la même horreur que les anarchistes, et de ses romans on tirerait facilement une centaine de pages dépassant en violence bien des brochures de combat, qui contribueraient très activement à la propagande destructrice. »


(1) Saint-Pol Roux admirait, lui aussi, ce tableau de de Groux, voir l'article de Mikaël Lugan sur Le Fumier, dans son blog Les Féeries intérieures.
Henry de Groux dans Livrenblog : Henry de Groux et son journal.
Gustave Le Rouge dans Livrenblog : Le Guet-Apens, Gustave Le Rouge dans la Croix illustrée. Gustave Le Rouge et la Revue Littéraire Septentrionale. Gustave Le Rouge en 1888. "A Coeur perdu" de Péladan.

A venir, extraits de L'Art social : Spectre seul, octobre 1892. Notre-dame la guillotine, février 1893.