Hors du temps

Publié le 21 mars 2010 par Marcaragon


Louis-Philippe d’Orléans aura été le second 1, et conséquemment, le dernier roi des Français : il fut aussi le plus mal nommé. Certes, mille ans de monarchie héréditaire avaient assez montré combien l’Ancien Régime considérait mollement ceux qui n'étaient pas de ses quartiers, mais rarement monarque ne laissa pareil souvenir d’une telle inclination à gouverner pour quelques-uns, affairistes et bourgeois, enrichis à la volée, au détriment de tous les autres, la commune multitude, auxquels son titre les liait tout autant. Et tandis que les classes ouvrières, harassées, grondaient, la Bourse de la rue Vivienne resplendissait déjà de mille feux. Pierre-Joseph Proudhon, un témoin de ce temps, rapporta que jamais la hausse n’avait été aussi constante que pendant les dernières années du règne, et que le fléchissement des salaires et la multiplication des faillites ne s’étaient manifestés avec plus d’énergie
2 ! Ah, quelle admirable et ancienne tradition ! Le Roi bourgeois ne roula bientôt plus carrosse que pour s'exiler, et « la dernière image que l'on garde de lui est celle d'un capitaliste éperdu, balbutiant dans le désastre, réclamant son portefeuille, ses clefs 3 ».

Cet éloignement du consensus boursier au réel, jusqu’à son actualité la plus récente, nous en dit beaucoup sur cet autre genre de despotisme éclairé qu’est l’absolutisme des Marchés. Quelle théorie matérielle saurait-elle en effet ne pas déchoir, qui essuyât les rebuffades permanentes de l'ordinaire, attestées et contre-indiquées par l’Histoire elle-même ? Bah, les arènes financières avalent ce calice tout d’un trait, inondées de scolastique médiévale et d’assez de casuistes pour nous en rebattre ! Prétendument au diapason, mieux, en anticipation de la conjoncture économique, celles-ci n’ont à peu près jamais, ou par accident, épousé l’air ambiant. Ce qui valait sous Louis-Philippe, pour ne rien dire des ébats antérieurs qui fustigeaient l’Empereur plus que l’économie du pays, s’est peu démenti ensuite : les cours virevoltent suivant une logique propre qui s’autocatalyse, parfois à la fureur, et le fumet qui s’en exhale tient souvent davantage de l’épisode spéculatif que du « tâtonnement walrassien » vers le prix optimal du moment. L'exubérance irrationnelleExubérance, conundrum et autres menues incertitudes
Comme toujours, on ne sentit rien venir. Chacun avait l'œil à ses affaires, et les places financières soufflaient un peu depuis le début de l’automne. En ce 5 décembre 1996, les corbeilles européennes conclurent sur une note ordinaire. Tout au plus remarqua-t-on que la Bundesbank avait renoncé à une baisse de ses taux directeurs sans alarmer personne. Le lendemain, tous les marchés plongeaient : à Francfort, l'indice DAX se replia de 4,05%, et l'appréhension gagna la planète entière. Partout on recula. Mais la Bundesbank n’y était pour rien : un certain Alan Greenspan, quartier-maître de la Fed, y était allé de son couplet sibyllin (…)

 des corbeilles, mais aussi, a contrario, son corollaire dépressif, sont ainsi les compagnons de route des Marchés boursiers, n’en déplaise aux zélateurs qui préfèreraient que ces écarts de conduite fussent plus anecdotiques, ou à tout le moins plus annonciateurs d’un avenir. Rien n’y fait : le système limbique des opérateurs se contrefiche des dehors économiques.
Les exemples abondent qui montrent combien la Bourse ne reflète qu'épisodiquement la conjoncture. Et, quitte à heurter le sens commun, c’est-à-dire l’orthodoxie qui certifie la sécularité des Marchés et vaticine jour après jour sur leur prétendue vista, rien n’apparaît moins corrélé à la situation économique que les Bourses. L'espoir que Charles Dow, créateur du Wall Street Journal, caressa sûrement, qui eût consacré l'indice éponyme new-yorkais comme baromètre universel des temps modernes, restera donc à l'état de vœu pieux : résumant sa pensée, William Hamilton, son successeur à la direction du journal, ira jusqu’à déclarer que «
le Dow Jones est suffisant en lui-même pour révéler tout ce qu'il y a à savoir sur la conjoncture économique » 4. On ne pouvait mieux dire : las, les investisseurs seront pris de court en 1929, quand les valeurs s'effondreront de 90% en quelques jours ; le Dow Jones, qui avait déjà pris congé du réel, n'avait rien révélé qui fût hors de proportion. Il s’afficha mieux en phase pendant les années de dépression qui suivirent : tout le monde était ruiné ! On se refit mais on n'épousa pas mieux les temps nouveaux : ainsi, longtemps après, tel qui avait investi 100 dollars à New York en 1985, disposait fin 1995 de 360 dollars, inflation déduite, tandis que le salarié américain, qui gagnait 100 dollars en 1985, n'en gagnait que 107 dix ans plus tard 5. Tout le monde ne peut aller à Corinthe !

Retour en France. Le 20 mars 1962, au lendemain des accords d’Evian, l’indice tricolore atteignit son plus haut niveau historique, non sans avoir perdu un quart de sa valeur entre novembre 1957 et mars 1958, en plein émoi algérien. Malgré cet intermède, la corbeille de Brongniart décupla au cours de douze années de hausse quasi ininterrompue, et multiplia par six le pouvoir d’achat d’un pécule placé en son sein. Mais dans le même temps, la production industrielle ne fit que doubler
6. Georges Pompidou, futur président de la République, qui descendait du gaullisme par la banque 7 Rothschild, s’en émut même : « La Bourse a trop monté » clama-t-il ! Les choses s’inversèrent. Entre 1962 et 1978, durant la seconde moitié de cet âge d'or que furent les Trente Glorieuses, qui virent l’hexagone plongé dans les délices d’une croissance sans précédent, exceptionnelle et constante, de l'ordre de 4,5% par an, la Bourse de Paris connut seize années de crise : l'indice baissa de 75% en francs constants quand le PIB doublait en volume 8 ! Un peu plus tard, au crépuscule du siècle, le CAC 40 culmina en septembre 2000, à 6.922 points, en progression de 275% par rapport à 1995, à mille lieues de la conjoncture française. Un demi-siècle de contresens, et nulle anticipation qui vaille devant l’Histoire, jusqu’aux frauduleuses hausses de la Nouvelle Economie, qui annoncèrent surtout qu’on allait beaucoup rebrousser.


Les récents millésimes se contentèrent quant à eux de ne pas voir qu’on allait beaucoup pâtir : en juillet 2007, le Dow Jones culbuta les 14.000 points, et chacun s’attendait qu’il s’attaquât aux 15.000 points, n’en déplaise à la faux du crédit déjà très affûtée. Les explicationnistes patentés, secondés par un Ben Bernanke qui chiffra l’aléa à une cinquantaine de modestes milliards de dollars
9, n’ayant d’yeux que pour la marche triomphale des indices, trouvèrent mieux à vilipender les Cassandre qu’à conjecturer l'embarras futur. Car, l'oracle boursierL’art borgne de la divination
Fontenelle dit que Démosthène se plaignait des oracles de Delphes, qu’il jugeait trop conformes aux intérêts de Philippe de Macédoine : « La Pythie philippise » ironisait-il ! Cependant, des siècles durant, rien d’important qui n’eût sa part de doute, ne fut entrepris sans consulter les sibylles. Et en cette gageure, les antiques trépieds de Delphes étaient en possession de l’avenir depuis la nuit des temps : ils dominaient le Marché dirait-on aujourd’hui. Ces pythonisses, aux augures divinement soudoyés, qui montraient bien qu’on avait affaire à des hommes, témoignaient déjà de l'impérieux besoin de l’espèce à dompter son futur. Au décorum près, rien n'a si changé (…)

 est plus infaillible que celui de Calchas, « de beaucoup le meilleur des devins, qui connaît le futur, le présent, le passé 10
». Tous ces circuits pour ne rien dire tombèrent à plat, et le bouillon fut consommé : une trentaine de millions de chômeurs à l’échelle planétaire 11, en attendant les suivants, des Etats dans la tourmente, la croissance au tapis à peu près partout, et quelques milliers de milliards envolés, tout au plus ! Mais les Marchés ont déjà tourné la page : oublieux et sans mémoire, très éloignés d’appliquer ce qu’ils augurent, et finalement requinqués par la puissance publique, voici leurs obligés à batailler sur la reprise économique conquise sur le front des 4.000 points du CAC, à tancer les nations impécunieuses quand l’indice perd quelques points et se féliciter de sa résilience quand il les regagne. Rien n’échappe à la sagacité des Marchés, sauf le réel.


La loi du 13 Fructidor An III (30 août 1795) défendit sévèrement de vendre des marchandises ou effets qu'on ne possèderait pas au moment de la transaction, jugeant que « les négociations de Bourse n’étaient plus qu’un jeu de primes, où chacun vendait ce qu’il n’avait pas, achetait ce qu’il ne voulait pas prendre, et où l’on trouvait partout des commerçants et nulle part du commerce 2 ». Ainsi l'indifférence des Marchés aux temps qui courent est-elle à l'égal de la propension d'aucuns à vouloir tout expliquerExplicationnisme
(...) Veut-on manifester le pas des sociétés ? Croissance organique, chiffre d’affaires, résultat brut d’exploitation, profit, endettement, réduction des coûts, perspectives d’avenir, autant d’indicateurs dont on saura retenir le plus causal. Veut-on manifester la marche des nations ? Croissance du PIB, balance extérieure, inscriptions au chômage, stocks de carburant, confiance des ménages, prix à la production, ventes de détail, moral des fermiers de l’Ohio, autant de chiffres, plus ou moins biaisés, souvent contradictoires, dont on se fera un mérite de citer le plus résonant. Dans ce commun roulis, une statistique chasse l’autre, une illusion domine l’autre (…)

 par leur entremise : inextinguible ! 


(1) Louis XVI porta également le titre de « Roi des Français » entre 1789 et 1792

(2) Pierre-Joseph Proudhon (1857) - « Manuel du spéculateur à la Bourse »

Page 25 « … Jamais la hausse n’avait été aussi constante, aussi forte que pendant les dernières années de ce règne ; jamais non plus la baisse des salaires, la multiplication des faillites, symptômes irrécusables du malaise de la production ne s’étaient manifestées avec plus d’énergie. De 2.618 qu’avait été en 1840 le nombre des faillites, il s’était élevé à 4.762 en 1847. Il était clair qu’en présence d’une situation commerciale et industrielle aussi calamiteuse, la hausse soutenue des fonds publics ne pouvait plus recevoir la même interprétation »

(3) Robert Burnand (1949) - « Le duc d’Aumale et son temps »

(4) Peter Bernstein (1995) - « Des idées capitales »

(5) Alternatives Economiques, Mai 2004, N°225

(6) Jean de Belot (1989) - « La chute d’un agent de change »

(7) François Mitterrand () – « La paille et le grain »

(8) André Orléan (2005) - « Le pouvoir de la finance »

(9) Les Echos, le 20/07/2007 - « Les déclarations de Bernanke n’inquiètent pas les Marchés »

(10) Wikipédia - Homère - « L’Iliade (chant I, v 69-70) »

(11) Le Monde, le 28/01/2010 - « 6,6% - Le taux de chômage mondial »

« Le nombre de personnes sans emploi dans le monde a atteint le niveau record de 212 millions de personnes, ce qui représente un taux de chômage de 6,6 % et une hausse de 34 millions par rapport à 2007, avant la crise, selon le Bureau international du travail (BIT). Le total des personnes sans emploi avait atteint 185 millions en 2008. En 2010, le chômage devrait toucher plus de 213 millions de personnes, soit un taux de 6,5 % en raison de l'augmentation de la population mondiale. Le chômage des jeunes s'est aggravé en 2009 avec 83 millions de sans emploi, contre 74 millions en 2008 et 72,5 millions en 2007 »



Illustration : Economiquement flou