Les Bienveillantes (Jonathan Littell)

Par Alexandra

L'Histoire commence

"Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé. On n'est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir. Et c'est bien vrai qu'il s'agit d'une sombre histoire, mais édifiante aussi, un véritable conte moral, je vous l'assure. Ca risque d'être un peu long, …"

Les bienveillantes retracent le parcours d'un personnage qui fut d'abord docteur en droit constitutionnel, puis juriste fonctionnaire de la sécurité, et enfin officier SS chargé d'améliorer la production des camps de la mort.

JE N'AI PAS PU LIRE CE LIVRE …

Stop. Page 116. Stop. Trop dur. Stop. Ca pue. Cadavres putréfiés. Sang. Sperme. Stop. Cœur bat. Sueur. Stress. Horreur. Stop. Cris dans tête. Regards dans yeux. Nœuds dans ventre. Stop. Urgence. Stop. Vomir. Stop. Survol au hasard. Pages hantées. Aucun répit. Stop. Pourquoi les Bienveillantes ? Ouf, la dernière ligne. Stop. J'abandonne. Stop.

Mais pourquoi l'ai-je donc ouvert ? …

Pourquoi ai-je regardé les documentaires sur le Procès Nuremberg, pourquoi ai-je regardé l'intégralité de la Shoah de Lanzmann, pourquoi ai-je regardé ceux sur les criminels nazis ? Pardon de le dire comme cela, mais la Shoah est fascinante. Comment a-t-elle été possible ?

Mais je n'ai pu qu'ouvrir les Bienveillantes, et je l'ai refermé au bout de 3 jours, à bout de tant de boue. J'attendais sûrement de cette lecture qu'elle continue de nourrir ma fascination morbide. Ce qu'elle n'a pas fait. Me voilà rassurée sur moi-même, mais encore …

Les faits me sont insoutenables, qu'ils soient perpétrés par les Bolcheviques ou par les Allemands. L'escalade institutionnelle et intellectuelle, qu'elle soit Nationale ou Sociale, n'est possible que par la "nécessité" des exterminations, et ces génocides ne sont exécutables que par des hommes libres … Nous y voilà …. Ni haine, ni passion. Du cynisme progressivement orchestré, progressivement industrialisé, comme la froideur factuelle du récit. Le récit de l'inéluctable rejoint les faits ineffaçables, j'ai abandonné la lecture des deux pour retrouver l'espoir.

"C'est bien joli votre sentimentalisme, mais la compréhension des événements, ma bonne Dame ?!"

Quelle cause peut donc servir Les Bienveillantes ? …

Vous l'aimerez, peut-être, peut-être pas …

A quelles autres œuvres cela fait-il penser ? …

Quelle cause peut donc servir Les Bienveillantes ? …

Que cela soit à titre personnel, familial, ou collectif, souvent est de lire que nous ne pouvons lutter constructivement que contre les événements que nous acceptons d'abord, et que nous pardonnons ensuite (rappelons tout de même que tout n'est pas pardonnable). Si cela ne signifie pas que nous devons partager le point de vue des bourreaux, le connaître, voire le comprendre est un plus pour le combattre. Les Bienveillantes oeuvrent dans ce sens-là.

Les camps de la mort ont été un tel choc que des rescapés ont pu être amenés à justifier leur retour … Sans parler des négationnistes. Laissons de côté les sourds et les aveugles de l'histoire.

Plus courant est d'entendre : "plus jamais ça !". En quoi les crimes nazis sont-ils moins admissibles que ceux perpétrés avant 1945 ? En quoi ces crimes nazis sont-ils si différents ? Que sont à côté les crimes des Américains contre les Indiens ? Le placement en camps des japonais après Pearl Harbor ? L'extermination des Arméniens ou des Kurdes par les Turcs ? des Chinois par les Japonais ? Que dire des expériences chimiques et nucléaires des Européens colonisateurs chez les colonisés ?

Tous ont été barbares et exterminateurs, mais aucun n'était nationalement organisé, verticalement orchestré au point d'industrialiser les processus "par nécessité". Là où les guerres ont fait de certains peuples des amateurs artisans en génocides, les nazis ont été de véritables professionnels industriels. Les Bienveillantes montrent cela.

Les camps de la mort ont pris les démocraties en flagrant délit d'ignorance d'abord, d'inaction ensuite, de non-ingérence dit-on aujourd'hui. Les langues se délient et l'on crie à l'hypocrisie. Que s'est-il vraiment passé en Algérie ? La guerre du Vietnam, est-ce que c'était ce que l'on en voyait à la télé ? Notre vie quotidienne a-t-elle été bousculée par les massacres au Rwanda rediffusés au journal de 20h ? Qui se préoccupe des orphelinats roumains ? Combien ont fêté la mort en détention de Milosevic ? Qui soutient les Irlandais ? Qui a libéré Mandela ? Qui se préoccupe du Darfour ? et, et, et …

Alors quoi ?! On s'en fout ? C'est trop, c'est trop et partout ! A moins que les crimes des uns relativisent ceux des autres ? Non, certes pas. Non. La solution finale a fait reculer la frontière de l'insoutenable, la frontière de l'inadmissible, la frontière de l'intolérable, la frontière de l'inimaginable. La solution finale a fait reculer la frontière de l'inhumainement possible.

"La Wehrmacht n'a pas les ressources pour nourrir des dizaines de milliers d'inutiles femelles juives avec leurs gamins. On ne peut pas les laisser non plus mourir de faim : ce sont des méthodes bolcheviques. Les inclure dans nos actions, avec leurs maris et leurs fils, est en fait la solution la plus humaine au vu des circonstances."

Voilà, les crimes contre l'humanité existent ET ils sont imprescriptibles. Quand on ne les empêche pas, on peut les condamner. Et quand on veut les éviter, l'affaire est compliquée. La guerre en Irak a déchu un dictateur, mais comme c'est pour le pétrole – dit-on – il ne fallait pas le faire !

Si Staline n'a pas été puni, c'est que c'était avant. Ont rendu compte de leurs actes les Ceaucescu, Milosevic, Saddam Hussein, … Et les coréens ne perdent rien pour attendre.

Pour conclure, je voudrais rappeler à qui veut l'entendre que jamais le programme spatial américain n'aurait réussi si la NASA n'avait pas appliqué les conclusions de ses études préliminaires : de la diversité naissent la richesse et l'efficacité, dès lors que cette diversité est connue pour être reconnue. La tolérance et le respect ont peu à voir dans la gestion des stress et des conflits, que la diversité peut prévenir.

Les Américains, les Turcs, les Européens, les Inquisiteurs … tous, à un moment donné, ont prôné leur caste à mots couverts d'idéologie et/ou de territoires à conquérir. Il existe bien sûr des castes plus meurtrières (bolcheviques, nazis, palestiniens, israéliens, arabes, immigrés …) que d'autres (énarques, francs-maçons, nobles, catholiques ...), mais toutes sont consanguines ….

Vous l'aimerez, peut-être, peut-être pas …

Nombreux sont ceux qui confirment qu'il s'agit d'une longue confession "intéressante" de plus de 900 pages, qu'elles sont documentées, détaillées, froides, factuelles, qu'elles décrivent les arcanes de la machine de guerre allemande, les fosses communes de l'Ukraine, la bataille de Stalingrad, l'horreur d'Auschwitz, Himmler, Hitler.

Certains vantent le style limpide, dense, haletant, mêlant violence et onirisme. J'en connais qui ont dévoré ce livre, habituels lecteurs ou non – ce qui semble ajouter à la performance. Ils me disent que ce roman est excellemment construit, qu'il traite (enfin ?) d'un sujet grave sous un angle inédit : "la mécanique implacable qui entraîne la transformation d'un intellectuel nazi comme il y en a eu tant d'autres en un officier SS qui perd progressivement le peu d'humanité qui lui restait encore".

D'autres considèrent la fresque historique particulièrement fastidieuse, la reconstitution maniaco-dépressive du contexte historique, le dépeçage à la Mengele de l'organisation SS, le texte truffé d'expressions germaniques et d'autant de fautes de vocabulaire et de syntaxe. Ils décrochent sur la forme.

D'aucuns décrochent aussi sur le fond : devoir être "réellement" dans la tête du nazi, "sentir" tomber une à une toutes ses barrières morales, "voir" s'effondrer les fondements essentiels de la civilisation, "ressentir" l'horreur de l'extermination, le tout sans tabous est insoutenable et cynique.

A quelles autres œuvres cela fait-il penser ? 

Rendons à Jonathan Littell son angle d'attaque du sujet, il se met côté bourreau. Et de côté-là, l'on peut lire La grande guerre pour la civilisation (l'Occident à la conquête du Moyen-Orient 1979-2005), Robert Fisk, qui donne un éclairage édifiant sur l'œuvre des démocraties n'industrialisant pas leurs crimes. Quoique ….

Du côté victimes, il y en a beaucoup. En voici une brève sélection :

Le Non de Klara, Soazig Aaron

L'Espèce Humaine, Robert Antelme

L'œuvre de Primo Levi

La destruction des juifs d'Europe, Raul Hilberg

Sur là où peuvent nous emmener nos peurs : Une brève histoire de l'avenir, Jacques Attali.

Dans la colonne à droite (sous l'intitulé "Albums Photos"), vous trouverez des informations pratiques sur ce livre, des morceaux choisis, ainsi que la biographie et la bibliographie de l'Auteur.