Missionnaire : une position difficile*

Publié le 03 avril 2010 par Francisbf

Consacrer sa vie à la science, ou même juste quelques temps, c'est faire des sacrifices. Je ne parlerai pas ici des conférences à Hawaï ou Sydney, mais de la science de terrain, la science sale qui en fout partout, celle qu'est pas pour les faibles. J'en reviens juste, et j'ai morflé.
Parce qu'aller en mission pêcher dans la mangrove sénégalaise, ça implique d'abord de se rendre dans la mangrove sénégalaise, qui ne traîne pas ses palétuviers dans la banlieue de Dakar. Alors après le chargement de tout un tas de bordel, il faut faire des heures de route en 4x4 sur des routes parfois tellement défoncées qu'on va plus vite en roulant à côté (bon, ça vaut aussi pour la banlieue de Dakar, mais ça n'excuse rien).


Une fois arrivé au superbe hôtel où est mouillé le bateau de l'institut de recherches, on apprend que même si on ne pêche pas avant le lendemain, on embarque le jour même, pour dormir sur le bateau. Sur des lits de camps qu'on doit monter sur le pont, vu qu'il n'y a pas de cabine. Sous une moustiquaire chiante à mettre en place.
Déjà, donc, le lieu de vie est spartiate. Je ne parlerai pas des chiottes, puisqu'il n'y en a pas. Soit on prend la barque pour aller sur l'île en face faire popo dans la mangrove sous l'oeil salace des crabes violonistes, des singes et des aigles pêcheurs (et en évitant les groupes de touristes), soit on se rend à l'arrière du bateau, on se passe un harnais derrière les reins, on s'accroupit au dessus de l'eau et plouf. Et pour faire pipi, il faut pas oublier de gérer avec le vent, ce qui n'est pas évident après l'apéro du soir.

À gauche, les toilettes des petits joueurs, à droite, celle des warriors (ce n'est pas moi)
Ensuite, il y a le boulot. Qui implique de se lever avant le soleil, d'attendre les pêcheurs pour partir sur les sites de pêche, où il faut recueillir les données environnementales (température, salinité, transparence, oxygène, tout ça, en surface et au fond de l'eau, avec différentes méthodes), les noter soigneusement sur les fiches en évitant de les laisser s'envoler, ce qui prend généralement le temps du coup de senne des pêcheurs qui reviennent avec leurs baquets pleins de poiscaille.
Là, de deux choses l'une : soit y'a pas grand-chose, et on est déçu, parce que ça augure mal du repas de midi, soit y'a plein de trucs, et ça donne du boulot pour des heures. Parce qu'il faut mesurer, peser, disséquer chaque poisson pour déterminer son sexe, les compter s'il y en a trop pour tous les mesurer...
Dit comme ça, ça a l'air simple, mais quand on prend les notes, qu'il faut suivre d'un côté les tailles et poids annoncés par l'un des collègues et en même temps ne pas se planter avec les annonces de celui qui donne le sexe et le stade de maturité, qui a généralement plusieurs poissons de retard sur le premier, parce qu'ouvrir la bête et trouver les gonades n'est pas aussi rapide que mesurer et peser des poissons, sauf quand il y a du vent parce que le vent perturbe la balance (et que cinq grammes de différence, c'est pas grave pour un barracuda de six kilos mais ça l'est plus pour une sardine de 8 grammes), ben c'est pas facile-facile. Surtout si le vent vous emmerde parce que tenir un cahier ouvert avec force 5 c'est pas évident. Et compter des centaines de poissons quand quelqu'un à côté annonce 90 ! 12 grammes ! 78 ! 7 grammes !, même ça représente un challenge.
Et je ne parle même pas du tri des poissons. Parce que quand on n'y connait rien, différencier une sardinelle d'une ethmalose, c'est coton (mais on s'y fait vite).
Puis il faut prendre les photos pour que le labo puisse faire sa promotion. Ce qui implique le port de blouses blanches sur le bateau (ha ha !). Et la mise en scène des différentes étapes. Pfiou. On s'en sort pas. Et si en plus des dauphins viennent vous perturber pendant que vous vous démenez, ça vous retarde encore.

À gauche, mauvaise photo (pas de blouse), à droite bonne photo sérieuse qui peut être diffusée sur france2.fr
À côté de ça, il faut supporter la vie à bord. Le thieboudienne de midi préparé par les pêcheurs avec le poisson juste pêché, limite qui bouge encore dans la gamelle. Le manque de douche qui force à se rabattre sur un bain tiède et antihygiénique dans la rivière salée. Les arrivées massives de mout-mout qui passent vous piquer à travers les moustiquaires un soir, les centaines d'abeilles qui investissent le bateau pour se soûler d'eau douce le lendemain.

Puis surtout les souvenirs des anciens. Les histoires de naufrage en pleine jungle guyanaise et d'appels au secours par radio captés par des types qui vous prennent pour le maréchal Pétain. Les histoires de décapitation à la machette de serpent-corail, sur les genoux d'une chercheuse, aux cris enthousiastes de "salope ! salope !" des piroguiers, les histoires de chercheur crapahutant dans la boue nu sous son ciré à cause d'irritations testiculaires, les récits de maladies plus ou moins bizarres entre  celle attrapée en respirant de la moisissure de fiente de chauve-souris et celle de vers pondus sous la peau qu'il faut faire sortir en bouchant leur orifice de respiration avec du lard, les embrouilles en brousse, la chercheuse obligées de lâcher la pirogue qu'elle avait sur le dos et de se désaper en quatrième vitesse pour se jeter dans la rivière parce qu'une fourmilière lui était tombée sur la tête, sous les regards intéressés du reste de l'équipe, les canulars montés au patron (lui faire croire qu'on tourne au rosé dès 6h30 du mat quand ce n'est que de la grenadine) et jamais avoués, tout ça autour d'un pastis ou d'un whisky-coca (la mission n'était pas assez longue pour qu'on soit obligés de couper le rhum avec l'alcool utilisé pour conserver les échantillons afin de ne pas être en manque)**...

Non, franchement, il vaut mieux être physicien, au moins, tout ce qu'on risque, c'est de créer un trou noir en Suisse, ce qui serait plutôt une bonne chose. 

  * Ha oui, le titre, c'était pour attirer les googleurs, encore. Désolé, petit pervers !

** tout est authentique, sinon, ce ne serait pas drôle.