Interprétation des "bilans" hydro-électrolytiques en urgence

Publié le 04 avril 2010 par Pharmagor

Auteurs : Jean Paul FEUGEAS
Service de Biochimie, Hôpital St Louis, Paris
Bordeaux France

Plan du dossier

  1. Introduction
  2. Le sodium (Na+)
  3. Le Chlore ( cl-)
  4. Le potassium
  5. Les Bicarbonates sériques, CO2 total
  6. Conclusion

I - Introduction

Les "bilans" hydro-électrolytiques comportent le dosage de la natrémie, de la kaliémie et de la concentration en bicarbonates. Il est habituel d'y associer le dosage de la chlorémie et de la protidémie. Selon le contexte, un ionogramme urinaire, le dosage de la glycémie, de l'urémie, de la créatinine voire une gazométrie sanguine avec mesure du pH sont prescrites. Les mesures d'osmolarité plasmatique et urinaire peuvent être également utiles dans l'interprétation des résultats.

II - Le sodium (Na+)

C'est le principal cation extracellulaire. Il représente à lui seul presque la moitié de l'osmolarité sanguine et joue un rôle direct dans la distribution de l'eau dans l'organisme. La natrémie peut être mesurée sur plasma ou sur sang total par des appareils de "gaz du sang" ou analyseurs miniaturisés en biologie délocalisée. La natrémie est utile en urgence pour le diagnostic d'une hypo ou hypernatrémie et pour l'ajustement d'un traitement par perfusion.
L'orientation étiologique peut être évaluer par natriurèse (40 < U Na < 220 mM), l'osmolarité plasmatique (275 < Posm < 301 mOsm/l) et urinaire (50 < Uosm < 1200 mOsm/l). L'osmolarité (molarité des particules) peut être mesurée ou le plus souvent calculée à partir des résultats du ionogramme selon la formule suivante valable aussi bien pour l'osmolarlité urinaire que plasmatique : Cosm = [(Na+ + K+) x 2] + urée + glucose.
  1. L'hyponatrémie (Na < 135 mM) est en général asymtomatique lorsqu'elle est supérieure
à 125 mmol/l mais la sévérité clinique dépend surtout de l'amplitude et de la rapidité de la survenue de l'hyponatrémie. Les signes sont d'ordre neurologique, liés à l'oedème cérébral (nausées, céphalées, asthénie, troubles psychiatriques, coma, arrêt respiratoire).
Fausse hyponatrémie :
Devant une hyponatrémie (Na < 135 mM), il faut d'abord éliminer une fausse hyponatrémie.
Les analyses "sang total" sont toujours réalisées par potentiométrie directe (sans prédilution de l'échantillon) alors que les analyses sur sérum ou plasma sont souvent réalisées par potentiométrie indirecte où la prédilution de l'échantillon peut être à l'origine d'une sous-estimation de la natrémie.
En effet, en cas d'hyperprotidémie ou d'hypertriglycéridémie, la partie "liquide" du plasma (normalement de l'ordre de 93%) diminuera relativement à la partie "solide"(normalement de l'ordre de 7%) mais la prédilution de l'échantillon sera faite toujours de la même façon. L'échantillon étant plus dilué que prévu, la natrémie trouvée sera faussement abaissée. Il existe des formules pour corriger la natrémie en fonction de la protidémie mais il est préférable que le biologiste mesure la natrémie "vraie" sur l'appareil des gaz du sang en cas de suspicion d'une fausse hyponatrémie (protidémie > 100 g/l et/ou plasma lactescent).
Il faut distinguer ces fausses hyponatrémies à osmolarité plasmatique normale, des hyponatrémies liées à une hyperglycémie ou toute autre circonstance où l'osmolarité plasmatique est augmentée (élévation de l'urée, perfusion de mannitol). En cas d'hyperglycémie il y a un déplacement de l'eau intracellulaire vers le secteur extracellulaire qui tend à compenser l'hyperosmolarité. Ces hyponatrémies, appelées abusivement "fausses" hyponatrémies, sont bien réelles bien que ne devant pas être traitées directement (c'est l'hyperglycémie qui doit être traitée). Une fois les pseudo-hyponatrémies éliminées, l'interprétation se fait en fonction du contexte clinique et biologique.
Interprétations :
  * En cas d'hydratation extracellulaire cliniquement normale, il peut s'agir d'un syndrome de sécrétion inappropriée de l'ADH (osmolarité urinaire > 100 mosm/l), d'une hypothyroïdie, d'un hypocortisolisme, d'un effet iatrogène (neuroleptiques, diurétiques), d'une potomanie.   
* Des signes de déshydratation extracellulaire (hypovolémie) peuvent être présents (hypotension orthostatique, tachycardie, augmentation de l'urémie, protidémie, hématocrite). L'hyponatrémie est dite "de déplétion" car due à une perte d'eau et de sodium, la perte en eau étant mieux compensée que celle de sodium. L'hypovolémie chez un patient avec une fonction rénale normale stimule la réabsorption du sodium :  
la natriurèse est inférieure à 20 mmol/l et les pertes sont extrarénales (vomissements, diarrhées, "troisième secteur"). Plus rarement, la natriurèse est supérieure à 20 mmol/l bien que la volèmie soit basse : les pertes sont rénales (diurétiques, insuffisance surrénale, pathologie rénale induisant "une perte de sel").  
 * L'hyperhydratation extracellulaire peut se traduire cliniquement par un oedème déclive (secteur interstitiel) ou une turgescence des jugulaires, un galop cardiaque, des râles pulmonaires (secteur vasculaire). Biologiquement, l'urémie, l'hématocrite et la protidémie peuvent être diminués. Le plus souvent la natriurèse est inférieure à 20 mmol/l car la rétention hydrique est due à une diminution de la "volémie efficace" (insuffisance cardiaque, insuffisance hépatique sévère, syndrome néphrotique) qui active le système adrénergique, l'ADH et le sytème rénine-angiotensine aldostérone. La natriurèse est plus rarement supérieure à 20 mmol/l en cas d'insuffisance rénale terminale avec diminution de la filtration et de l'excrétion de l'eau (l'hyponatrémie est due à un excès relatif d'apport hydrique).
  2. L'hypernatrémie
Comme pour l'hyponatrémie, la sévérité de l'hypernatrémie dépend de la rapidité de son installation. Les manifestations sévères apparaissent habituellement à partir de 160 mmol/l pour les élévations aigües et à partir de 175 mmol/l pour les hypernatrémies chroniques. Au-dessus de 180 mmol/l le pronostic est sombre avec un taux de mortalité très élevé. Les signes cliniques sont liés à la diminution du volume des cellules cérébrales (confusion, faiblesse, irritabilité neuro-musculaire, parfois convulsion, coma) avec un risque d'hémorragie cérébrale ou méningée.
  Interprétations :
  * En cas d'hydratation extracellulaire normale ou de déshydratation extracellulaire, l'hypernatrémie est le plus souvent due à une perte en eau (qui excède les pertes en sodium).  
  - Des pertes d'eau extrarénales
(digestives, cutanées) et/ou un défaut d'apport d'eau donnent une natriurie inférieure à 20 mmol/l et une osmolalité urinaire supérieure à 800 mosm/Kg.
  - Des pertes d'eau rénales s'accompagnent d'une natriurie supérieure à 20 mmol/l (le sodium est éliminé mais moins que l'eau d'où l'hypernatrémie). Des urines hypotoniques orientent vers une polyurie insipide (néphrogénique ou hypophysaire) et des urines isotoniques vers une polyurie osmotique (diabète sucré, hyperurémie, mannitol). Dans le cas d'une polyurie osmotique, la phase d'hypernatrémie est précédée d'une hyponatrémie qui tend à compenser l'hyperosmolarité sanguine. Mais l'augmentation de la diurèse qui accompagne l'élimination du composé en excès se traduit par une perte en eau et finalement d'une hypernatrémie.
  * En cas d'hyperhydratation extracellulaire, l'hypernatrémie est due à un excès d'apport ou à d'un défaut d'élimination du sodium.
  - Un excès d'apport de sodium (perfusion) se traduit par une natriurie supérieure à 40 mM.
  - Un défaut d'élimination (hyperaldostéronisme, hypercorticisme) s'accompagne d'une natriurie inférieure à 40 mM.

III - Le Chlore ( cl-)

C'est l'anion extracellulaire le plus important de l'organisme. C'est aussi l'anion le plus abondant dans les sécrétions gastriques et intestinales.
La chlorémie (98 - 108 mM) n'est habituellement utile que pour le calcul du trou anionique
(cf paragraphe "bicarbonates") et les variations de la chlorémie suivent souvent celles de la natrémie et leur interprétation est alors celle des hyper ou hyponatrémies[4].
Les hyperchlorémies sans hypernatrémies s'observent cependant dans les acidoses métaboliques ou les alcaloses respiratoires compensées et elles sont associées à une baisse des bicarbonates. De façon similaire, les hypochlorémies sans hyponatrémies s'observent dans les alcaloses métaboliques ou les acidoses respiratoires compensées et sont associées à une augmentation de la bicarbonatémie.
La chlorurie (50 - 220 mmol/24H) est habituellement inutile sauf en cas d'acidose métabolique à trou anionique sanguin normal ou abaissé, < 16 mmol/l, le chlore urinaire permettant le calcul du trou anionique urinaire [(Na+ + K+) - Cl-].

IV - Le potassium

C'est le cation le plus abondant de l'organisme. Il est à 98% intracellulaire du fait de l'action de la Na+K+ATPase membranaire.
En urgence, le dosage de la kaliémie (3,5 à 4,5 mM) est effectué lorsque l'on suspecte un désordre hydroélectrolytique ou un déséquilibre acido-basique.
Elle est également prescrite pour la surveillance d'un traitement. Une dyskaliémie peut menacer le pronostic vital du fait des complications cardio-vasculaires possibles.
Des modifications de l'électrocardiogramme (sans proportionnalité avec l'importance de la dyskaliémie) impliquent un traitement rapide.

B - Les hyperkaliémies

Les signes cliniques sont liés à la dépolarisation partielle des membranes (le potentiel de repos électrique des membranes étant lié au gradient de concentration de potassium de part et d'autre des membranes). Il peut exister des troubles musculaires comme pour l'hypokaliémie et le risque le plus grave est celui d'une fibrillation ventriculaire. L'hyperkaliémie induit par ailleurs une diminution de l'excrétion d'acides avec une tendance à l'acidose (qui renforce elle-même l'hyperkaliémie par transfert du potassium vers le secteur extra-cellulaire).
Il existe peu d'interférences analytiques mais la présence d'une hyperkaliémie doit faire éliminer une "fausse" hyperkaliémie par lyse celllulaire in vitro. Parfois il peut être difficile de distinguer une hémolyse intravasculaire in vivo (plasma "laqué") d'une hémolyse in vitro. Dans ce cas le dosage de l'haptoglobine (diminuée seulement en cas d'hémolyse in vivo) peut être utile. Enfin, les autres éléments figurés du sang peuvent aussi se lyser et cette lyse peut donner une interférence significative en cas d'hyperplaquettose ou d'hyperleucocytose (leucémies); la centrifugation de ces échantillons doit être de l'ordre de 1000 rpm et non 4000 rpm pour éviter cette lyse in vitro.
On distingue schématiquement les hyperkaliémies :

  • par transfert extra-cellulaire (défaut d'insuline avec acidose par exemple), par excès d'apport (iatrogène)
  • et par rétention potassique (insuffisance rénale, hypoaldostéronisme, tubulopathies, diurétiques). L'insuffisance rénale est facilement diagnostiquée par l'interrogatoire et la valeur de la créatininémie

VI - Les Bicarbonates sériques, CO2 total

Le CO2 "total" est la somme du CO2 dissous, de l'acide carbonique non dissocié, de l'ion carbonate et de l'ion bicarbonate. A l'équilibre, dans le plasma, les formes majoritaires sont les bicarbonates HCO3- (21 à 29 mM) et le CO2 dissous (1,2 mM si pCO2 = 40 mmHg). Cliniquement on peut raisonner indifféremment sur le CO2 "total" ou sur les bicarbonates mais il est plus courant d'utiliser les bicarbonates. Les automates multiparamétriques mesurent le CO2 total dont on peut déduire les bicarbonates dits "standards" (car calculés sous l'hypothèse d'une pCO2 "standard" de 40 mmHg) en enlevant 1,2 mmol/l à la concentration de "CO2 totale". Les appareils de gaz du sang donnent la concentration de bicarbonates dite "réelle" car ils calculent cette concentration à partir du pH et de la pCO2 "réelle" selon une formule dérivée de l'équation d'Henderson-Hasselbach (pH = 6,1 + log ([HCO3-] / 0,03 x pCO2). Le couple CO2 dissous (acide carbonique) / bicarbonates (base) constitue le système tampon le plus important du plasma (l'hémoglobine étant le tampon intracellulaire le plus important). Pour cette raison, le dosage des bicarbonates est utile pour le diagnostic, la surveillance et le traitement des déséquilibres acido-basiques.

  1. Une baisse des bicarbonates peut correspondre à une acidose métabolique ou à une compensation d'une alcalose ventilatoire.
    • Les acidoses métaboliques (ou mixtes): L'abaissement des bicarbonates est corrélé à la gravité de l'acidose et ils peuvent être inférieurs à 8 mmol/L dans les cas sévères (pH < 7,2). L'abaissement du pH peut confirmer le diagnostic positif mais il n'est souvent pas nécessaire de faire pratiquer une gazométrie artérielle. L'orientation étiologique est faite avec le calcul de trou anionique : (Na+ + K+) - (Cl- + HCO3-).
      S'il est augmenté ( > 16 mmol/l), il peut s'agir d'une intoxication, d'une acidose lactique, d'une acido-cétose, d'une insuffisance rénale grave (trou anionique modérément augmenté du fait de l'accumulation des phosphates, des sulfates et d'anions organiques).
      S'il est normal ou abaissé (< 16 mmol/l) la cause de l'acidose métabolique peut être extra-rénale (perte de bases d'origine digestive) ou rénale (acidoses tubulaires).
    • Compensation d'une alcalose ventilatoire. : L'alcalose ventilatoire est due à une hyperventilation entraînant une hypocapnie. En cas d'alcalose aiguë, la concentration de bicarbonates diminue peu alors qu'en cas d'alcalose chronique, le rein "a le temps" de diminuer la réabsorption des bicarbonates dont la concentration diminue de 5 mmol/l pour une diminution de 10 mmHg de la pCO2. La grossesse et le séjour en altitude sont deux situations physiologiques d'hypocapnie par hyperventilation. Les causes pathologiques peuvent être extra-pulmonaires (anxiété, états fébriles, anémies, encéphalopathies, intoxication, accident vasculaire cérébral...) ou pulmonaires (embolie pulmonaire par exemple). Le diagnostic repose sur le contexte clinique et les gaz du sang (pCO2 diminuée, pH normal ou augmenté)

  2. Une augmentation des bicarbonates peut correspondre à une alcalose métabolique ou à une compensation d'une acidose respiratoire.
    • Les alcaloses métaboliques (ou mixtes) L'importance de l'augmentation des bicarbonates est un indice de sévérité; une augmentation au-delà de 45 mmol/l caractérisant des alcaloses métaboliques sévères avec un pH dépassant 7,6. 
    • Les causes les plus fréquentes des alcaloses sévères sont une perte d'Hcl gastrique (vomissements) ou une perte de NH4Cl sous l'effet de diurétiques. Dans les deux cas il existe une hyperbicarbonatémie, une hypochlorémie et le plus souvent une hypokaliémie. En dehors du traitement étiologique, un traitement symptomatique est parfois réalisé pour accélérer le retour à la normale.
    • Compensation d'une acidose respiratoire: L'acidose respiratoire est due à une hypercapnie par hypoventilation alvéolaire. En cas d'acidose aiguë, les bicarbonates ne s'élèvent que très peu. Si le trouble persiste plus de 3 jours, le rein compense cette hypercapnie par une augmentation de la régénération des bicarbonates, associée à une augmentation de l'excrétion des ions H+. Ceci tend à normaliser le rapport [HCO3-] / [dCO2] et donc le pH. Le diagnostic étiologique (souvent bronchopneumopathie chronique obstructive) repose sur le contexte clinique et les gaz du sang

    VII - CONCLUSION

    Les "bilans" hydroélectrolytiques (Na,K,Cl,HCO3-) sont des paramètres utiles dans un service d'accueil des urgences pour orienter le diagnostic devant des signes d'appel d'un trouble hydroélectrolytique (faiblesse musculaire, paralysie, troubles du comportement, convulsion)
    ou dans des circonstances favorisant la survenue de déséquilibres ioniques (troubles digestifs, polytraumatismes, insuffisances cardiaque ou rénale, diabète, fièvre, etc..). Dans les services de soins intensifs, ces paramètres font aussi partie de la surveillance des patients.
    Dans ces circonstances de "monitoring", les analyses faites sur sang total devraient être de plus en plus utilisées car économisant le temps des 20 minutes de centrifugation des échantillons et parce qu'elles peuvent aujourd'hui être étendues à d'autres paramètres éventuellement utiles (glycémie, urée, créatinine, corps cétoniques, pH...etc..).