La rumeur, naissance et processus de diffusion

Publié le 09 avril 2010 par Cajj

(prise de position)

Chronique mais insaisissable ou critique mais anecdotique, la rumeur hante les sociétés, n’en finit pas de démentir les effets supposés de l’éducation, les progrès présumés de la raison. Elle embarrasse les optimistes et les planificateurs. On la traite en conséquence comme une maladie de la communication, une perversion de la socialité : voici que chacun ou presque s’adonne périodiquement à la propagation du délire et du mensonge. Les meilleures têtes y succombent, les mieux prévenues s’y laissent prendre. Au fil du bouche à l’oreille, l’improbable devient certain, l’impossible tourne au plausible.
Au temps de l’information instantanée, de la diffusion immédiate par l’intermédiaire de multiples sources, du pouvoir d’action démultiplié d’internet, c’est à celui qui rapportera qui, des prétendus secrets d’État, qui, de vulgaires secrets d’alcôve. Le couple Sarkozy vient d’en subir les outrances abjectes.
Au sujet de cette rumeur qui a tenu et tient encore en émoi nombre de rédaction, moult officines d’état et maints cabinets en tout genre, il est regrettable voire consternant de constater la proportion délirante occupée par cette rumeur dans le monde médiatique. La charge sémantique et informationnelle de cette rumeur ne peut se réduire qu’à un constat d’insignifiance. Mais pourquoi donc une telle frénésie ? La recherche du scoop, le sentiment d’exister, la volonté de puissance ? Certainement…… Il est à remarquer avec un étonnement non moins teinté de dégoût, la part active de ce que l’on nomme communément les conseillers du président dans la prolifération d’une fumée délétère et nauséabonde. Qu’ils restent donc à leur place de discrétion, d’effacement et de loyauté, car c’est le fonctionnement même de notre démocratie qu’ils mettent en péril. Ou si leur avidité de célébrité - une des dernières gangrène de notre société – ne peut être contenue, qu’ils osent affronter le verdict des urnes !
Le problème que semble poser l’émergence de la rumeur, c’est celui des conditions de la vérité dans une société. Or, l’alternative logique du vrai et du faux ne convient manifestement pas à la caractérisation psychologique des contenus des rumeurs. Car les personnes qui les propagent se situent généralement au-delà de la vérité et du mensonge, de la certitude et de l’erreur ; il s’agit moins pour elles d’enseigner que de simplement dire, moins d’informer que d’exprimer. Peu leur importe au fond la vérité de ce qu’elles transmettent : la vraisemblance même n’est qu’un moyen rhétorique et l’adhésion du destinataire se trouve de façon présupposée. En d’autres termes, leur efficacité comme relais tient de la révélation, non de la démonstration.
Ce n’est pas la vérité factuelle, anecdotique et toujours douteuse, qui les retient et captive leur auditoire, mais une vérité essentielle et nécessaire qu’ils reconnaissent dévoiler à l’occasion d’un accident : la vraie nature du pouvoir, de l’homme ou des rapports sociaux, par exemple. De même une politique n’est-elle ni juste ni fausse, mais installée dans l’épaisseur de sa contingence : à tort ou à raison, elle fait l’Histoire. Comme elle, la rumeur a au moins la vérité de l’être ; et c’est bien cette vérité-là qu’il convient au sociologue d’interroger, alors que la vérité des contenus incombe au chroniqueur de l’instant ou au moraliste intemporel.
Chaque fois, le même processus se déroule. Un bruit, venu d’on ne sait où, se met à proliférer, à circuler. Le mouvement prend de l’ampleur, atteint un paroxysme avant de retomber, de se scinder en de demi-feux rampants, et de sombrer, le plus souvent, dans le silence. Pour le public, le mot rumeur évoque un phénomène mystérieux, presque magique. L’analyse du vocabulaire courant est révélatrice à cet égard : la rumeur vole, rampe, serpente, couve, court. Physiquement c’est un animal surprenant, véloce et insaisissable, n’appartenant à aucune famille connue. Son mode d’action sur les hommes serait proche de l’hypnose : elle fascine, subjugue, séduit, embrase.
Cette conception populaire est erronée. Loin d’être mystérieuses, les rumeurs obéissent à une logique forte dont il est possible de démonter les mécanismes. La rumeur est partout, quelles que soient les sphères de notre vie sociale. Elle est aussi le plus ancien des mass media. La rumeur apparaît fondamentalement, comme une des figures du jeu social, ce qui ne peut manquer de poser la question de son articulation avec le politique. Là où la politique exalte et consacre la positivité, la valeur, l’idéal, la rumeur exprime la négativité, la bassesse et le mal.
La rumeur échappe dans une large mesure à l’historicité. La rumeur porte la négativité, pouvant aller jusqu’à la négation, du discours du pouvoir, qui l’engendre nécessairement. Elle n’est pas davantage vraie ou fausse, coupable ou innocente, que ce dernier : mais, ni plus ni moins que lui, elle est dans son émergence, et traduit au même titre des formes spécifiques de socialité et de représentation. Ces messages négatifs, le plus souvent invérifiables, qui transmettent en les modifiant des sujets impliqués se manifestent surtout, mais pas uniquement, en situation de crise.
Après un temps, elle se banalise ou se démembre et quitte l’actualité. Les esprits moraux l’ont dénoncée, les esprits forts ont crû la réduire. Mais ce n’est en général qu’une fausse sortie : on la voit tôt ou tard réapparaître, ici et là, sous un habillage circonstanciel à peine différent.
ASFJ