LES SHADES ::: « Tu ressembles pas à Gonzaï, Gonzaï il a une moustache... »

Publié le 10 avril 2010 par Gonzai

Les Shades, c'est un univers parallèle au mien : leurs idoles s'appellent Jacques Brel ou The Strokes et ils passent leurs soirées au Régine. La logique voulait que nous ne soyons jamais amenés à nous rencontrer. Pourtant, à l'occasion de la sortie de 5/5, leur deuxième album, une interview avec Gonzaï est organisée, match retour d'un premier rendez-vous manqué. C'était il y a deux ans déjà.

Ayant fait la sourde oreille face au phénomène des bébés rockeurs aux alentours de l'année 2005, je découvre leur musique en méthode Assimil une semaine avant notre rencontre... et dire que je ne suis pas emballée est un délicat euphémisme. J'attends donc avec appréhension de rencontrer cinq petits mecs arrogants à la veste au tomber parfait et au discours creux. Cerise sur le gâteau, ça fait deux jours que j'ai l'estomac dans les talons et que je marche au radar, il n'est donc pas totalement exclu que je leur vomisse dessus.

Un seul objectif : RESISTER A L'APPEL DU LIEU COMMUN.

Sur ce point, ma mission aura lamentablement échoué. Sans surprise, ma méconnaissance de leur univers m'a guidée vers des questions bateaux du genre :

1. Pas trop dur d'être issus de la mouvance des bébés rockeurs ?
2. Pas trop dur de faire du rock en français ?
3. ... Et Burgalat, il est gentil ?

Alors qu'ils me parlent de Carl Wilson, de William Carlos Williams ou de Bergson, je comprends que ces mecs ont pris leur parti des journalistes qui, par fainéantise, axent leur interrogation sur leur appartenance à un mouvement artistique bidon. Les Shades ont développé un discours justifiant habilement leurs partis pris artistiques (car parti pris il y a, que l'on y adhère ou pas). 1h30 durant, je me suis donc confrontée à des garçons dont la culture et le recul leur ont permis de prendre leurs distances avec la mythologie du bébé rockeur.
Le rendez-vous est fixé au Café de l'Industrie, une brasserie parisienne au décor agréable située à proximité de leur studio d'enregistrement. Ponctuel, Benjamin (chanteur, guitariste et auteur) arrive le premier, gentil, poli : gendre idéal. Il est bientôt suivi de trois de ses acolytes : Etienne (guitariste), son grand frère, constamment sur la réserve ; Hugo (clavier), le beau gosse un peu trop conscient de l'être et Victor (bassiste), discret et élégant. L'enregistrement débute alors qu'il manque encore Harry (batteur) et qu'il n'est pas certain qu'il daignera se déplacer. Comme je me sens pas de me lancer dans du cirage de bottes sur l'album, je félicite Etienne pour ses 30 secondes de participation dans le film de Valérie Donzelli, La reine des pommes, que pour le coup j'ai adoré.

- Etienne, enjoué : ... Et t'étais au concert, samedi ?
- Moi, embêtée : Euh non, j'étais pas là.
- Lui : Ah ! T'étais au concert d'Obispo ! (Il sourit).
- Moi : Non, non, j'étais vraiment loin...
- Lui : Je plaisantais, hein... »

Parfait, je débute l'interview dans la position de la fille sans humour obligée de se fendre d'un « mais j'avais compris, hein ». Pendant qu'on se met en train, Hugo raconte sa folle soirée de la veille. J'angoisse à l'idée que s'il était venu seul, notre conversation aurait tourné autour de boissons alcoolisées, de son amour des Strokes et de sa haine envers tout un tas de « connards ». Alors que Benjamin embraye sur le fait que « le Régine c'est surfait », j'acquiesce d'un air concerné qui ne convainc que moi. Le beau gosse continue de remonter le fil de sa soirée. Etienne qui ronge son frein depuis que le dictaphone tourne tente d'intervenir et reçoit  un « Ta gueule ! » fraternel pour toute réponse. Ma bonne éducation m'empêche de leur dire clairement que leurs exploits de la veille, j'en ai rien à foutre. Comme je tente un « oh lala, qu'est-ce que je me sens vieille», la conversation dérive vers un passionnant échange sur le fait de savoir si on est vieux à 26 ans. Hugo me rassure d'un « mais non t'es pas trop vieille, regarde, on pourrait sortir ensemble... ». Je le remercie de cette délicate intervention et finis par parvenir à débuter l'interview.

« Comment tu peux sérieusement envisager d'écouter un disque en te disant : ouais, c'est un album de bébés rockers ? »  (Benjamin)

Pour éviter de lâcher trop tôt le gros mot de « bébés rockers », je commence par les questionner sur leur public. J'ai bien conscience que ma démarche est aussi subtile qu'un one man show de Jean-Marie Bigard, mais peu importe... Ce sont bien des petits cons, non ?
Dociles mais pas idiots, ils voient parfaitement où je veux les amener. Benjamin lâche donc négligemment qu'effectivement si leur public est encore incertain et que leur dernier album a été écrit avec l'objectif de toucher un public plus « adulte », dans l'industrie musicale en général, le public a souvent tendance à ressembler au groupe sur scène. Etienne tente d'atténuer le propos en me confiant que des amis à lui venus les voir sur scène ce sont fendus d'un : « Mais... elles sont où les meufs ? ». L'expression « bébés rockeurs » enfin lâchée (j'ai réussi à tenir 5 minutes), les garçons ouvrent les vannes. Ils évoquent Supergrass pour conclure qu'en France à 14 ans, la seule option offerte c'est d'être Tokio Hotel ou les Jonas Brother. S'ils reconnaissent que ce label a permis leur identification dans le paysage musical français, les Shades insistent sur l'aspect dépréciatif de l'expression. Benjamin fait un parallèle avec les artistes de la Nouvelle Vague, surnommés à l'époque « les jeunes turcs » et dont on clame aujourd'hui le génie.

« Et comme dirait Marc Lavoine : c'est ça la France»  (Benjamin)

Clairement, pour le côté sauvage et dépravé, on ira voir ailleurs. Ces mecs sont raisonnables et Benjamin, en leader paternaliste, tient le discours de la maturité (et de l'humilité) : « On a l'impératif d'être productifs. En France, des groupes qui marchent au premier album y'en a presque pas et on sait que la plupart des mecs qui marchent, même dans la variét' c'est des mecs qui ont fait plusieurs albums, qui sont installés et on sait que c'est pas au bout du deuxième album qu'on va décrocher la timbale. On a l'impératif d'être sérieux et productifs. La barre est haute mais on peut pas trop faire les malins ». Les autres acquiescent et renchérissent :

- Victor : Sexe, drogue et rock'n'roll si tu tombes trop vite là dedans tu tiens pas. Les groupes qui sont tombés là dedans trop tôt, ils ont fait deux albums...
- Etienne : Une façon de s'en sortir c'est de faire des concerts, faire des concerts et pas mourir entre temps...
- Benjamin : ... En même temps, si on meurt on aura du succès (...).On  s'en sortira quand on sera mort et que tout le monde dira qu'on est des génies parce qu'on est mort. La France adore les artistes morts. Par exemple Alain Bashung, on l'a appelé poète quand il est mort alors qu'il a du écrire un tiers de ses paroles. La France est un pays ridicule où pour marcher, il faut mourir (...)»

« Plus clair, c'est Christophe Maé »  (Benjamin)
Lorsque j'essaie d'évoquer le fait que leurs textes me paraissent balancer entre raccourcis simplistes (Cf. « La vie est une autoroute, tu ne peux pas t'arrêter ») et moments où on ne voit pas où ils veulent en venir, Benjamin rue dans les brancards : « A un moment donné, on va dire goût et couleur parce que ça pourrait pas être plus clair, les textes ils parlent d'eux-mêmes. (...) Ma référence principale c'est Jacques Brel. Jacques Brel, dans chacune de ses chansons, il prend une idée et la triture jusqu'au bout. A la fin de la chanson, t'as eu une histoire. Par exemple dans La tendresse ou Les bigotes, il dresse le portrait de quelque chose. C'est dans cet esprit que les chansons ont été écrites. Dans le premier album y'avait des chansons fourre-tout, genre Le prix à payer, ça voulait vraiment rien dire. Alors que là, tu prends Le dictateur, je prends un mec au tout début jusqu'à la fin. »

Au-delà, Les Shades assument sans fausse pudeur le fait que les morceaux de ce second album ont été pensé afin d'être les plus digestes et imagés possible, dans l'optique de passer à la radio : « Ce qu'on voulait faire c'était une musique plus puissante, plus claire, plus tubesque et dans le premier album on s'est perdu dans des empilements de couches alors que là on a réalisé qu'il fallait peut-être en faire beaucoup moins, aérer beaucoup plus. Faut savoir modérer ses envies. » dit Benjamin. Bertrand Burgalat est toujours là, dans le rôle du pygmalion, sachant se faire discret. Aujourd'hui manager et éditeur du groupe signé chez Sony (grâce à lui), il a délégué la production à Franck Redlich et limité au minimum son intervention artistique. Quand je leur demande s'il y a une idée générale derrière le disque, Hugo évoque la déception du groupe par rapport au retour qu'ils ont eu à la sortie du Meurtre de Vénus, leur premier disque : « Ce qui s'est passé après le premier album ça nous a vachement déçu, ça a niqué la naïveté, on faisait de la musique en étant sur un label indépendant, ce qui est pas facile, tu vois... Après si on en vend 50.000 de celui-là on chantera que c'est génial, mais le constat après la tournée, la sortie du 1er album, c'est ça qui est ressorti... la rage. »

«  Tu vois Izia, t'as la rage. » (Hugo)

Plus tard, lorsque j'évoque l'intro d'Une île déserte outrageusement pompée sur celle du Sud de Nino Ferrer, ceux-ci me jurent qu'ils ne connaissaient pas l'original avant qu'on leur fasse remarquer la ressemblanc. Harry qui a composé le morceau m'explique qu'il s'agirait simplement d'un effet Leslie sur le piano. Devant ma moue sceptique, Hugo s'exclame :

- T'es peut être un peu trop technique par le lecteur, là !
- Mais non, c'est Gonzaï...
- C'est Gonzaï ?! Mais tu ressembles pas à Gonzaï, Gonzaï il a une moustache ! »
- ...

Etienne poursuit en expliquant qu'il s'agit d'un clin d'œil involontaire mais qu'ils ont pris le parti de conserver l'introduction telle quelle. Benjamin poursuit : « La variété française a été vachement sous-estimée. Quitte à faire des clins d'œil, autant les faire aux meilleurs trucs français qui ont existé. »

« Les français pensent que chanter en anglais c'est prendre moins de risques alors que c'est faux. C'est très prétentieux de dire qu'on va écrire de bons textes en anglais. » (Benjamin)

Sur la difficulté de faire du rock en français, le discours est là aussi parfaitement rodé.
Benjamin est étudiant en L.L.C.E. (littérature, langue, civilisation étrangère) et étudie la linguistique et la syntaxe anglaise. De fait, il est en droit d'invoquer entre autres poètes américains William Carlos Williams ou Allen Ginsberg puis d'ouvrir des livrets de paroles de groupes français chantant en anglais pour constater que la poésie en anglais ce n'est pas le fort des Frenchies. Enfonçant le clou, il cite Bergson pour justifier le refus du groupe de se voir limité par un travail de collage dans une tentative vaine de faire coïncider paroles et idées: « Pourtant y'a eu pas mal de groupes qui ont chanté en français, mais pas assez pour que ça créé un mouvement. (...) On peut citer combien de bons groupes de rock français ? AS Dragon, Taxi Girl, Noir Désir... bon voilà, ça fait trois. Si tout le monde le fait, ça va finir par exister cette culture rock française, pas dans le sens alternos mais entre gros guillemets « bon goût musical », mais faut se lancer. On a un immense champ de possibilités avec la langue française ». Hugo renchérit : « Je comprends même pas qu'il y ait débat, je comprends pas qu'on ait à se justifier... Pourquoi tu dois t'expliquer de chanter dans ta langue maternelle quand tu t'adresses à des gens qui parlent la même langue ? »

L'heure du déjeuner arrivée et après les avoir écouté clamer leur amour des Vampire Week-end, je sens qu'il est temps de m'éclipser. C'est confirmé, Les Shades et moi, on n'évolue pas dans le même univers. Mais peu importe, je sais maintenant que je ne ressemble pas à Gonzaï et que sur un malentendu je pourrais coucher avec le beau gosse du groupe. Je ne vois donc pas comment mieux débuter cette après-midi...

Les Shades // 5/5 // Jive (Epic)
http://www.myspace.com/lesshades