Notes sur la poésie : Victor Chklovski

Par Florence Trocmé

Si nous étudions les lois générales de la perception, nous verrons qu’en devenant habituelles, les actions deviennent automatiques. Ainsi, par exemple, toutes nos habitudes s’en vont dans la sphère de l’automatisme inconscient ; si quelqu’un se souvient de la sensation qu’il a eue en tenant pour la première fois une plume en main ou en parlant pour la première fois dans une langue étrangère, et si cette personne compare cette sensation avec celle qu’il éprouve lorsqu’il effectue cette action pour la dix millième fois, il partagera sans doute notre avis. C’est le processus d’automatisation qui explique les lois de notre discours prosaïque, avec sa phrase inachevée et son mot prononcé à moitié. 
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« Je passais le chiffon dans la pièce et, faisant le tour, m’approchai du divan et ne pus me rappeler si je l’avais essuyé ou non. Comme ces gestes sont habituels et inconscients, je ne pouvais pas m’en souvenir et sentais qu’il m’était déjà impossible de le faire. Si quelqu’un de conscient m’avait vu, il aurait pu restituer mes gestes. Mais si personne n’a vu ou si quelqu’un voit, sans en avoir conscience, si toute la vie de bien des gens s’écoule inconsciemment, c’est comme si cette vie n’avait pas eu lieu » (Notes du journal de Lev Tolstoï, à Nikolskoïé, 29 février 1897, Annales, décembre 1915, p. 354). 
Ainsi la vie d’écoule-t-elle, tombant dans le néant. L’automatisation dévore les objets, les habits, les meubles, votre épouse et la peur de la guerre. 
« Si toute la vie complexe de bien des gens s’écoule inconsciemment, c’est comme si cette vie n’avait pas lieu. » 
 
Et voilà que pour rendre la sensation de la vie, pour ressentir les objets, pour faire de la pierre une pierre, il existe ce qu’on appelle l’art. Le but de l’art est de délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification de quelque chose de déjà connu ; le procédé de l’art est le procédé « d’étrangisation » des objets, un procédé qui consiste à compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art, le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé ; l’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé n’importe pas en art. 
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En étudiant le discours poétique tant dans ses constituants phonétiques et lexicaux que du point de vue du caractère de la disposition des mots et de celui des constructions sémantiques constituées par les mots, nous rencontrons partout la même marque de ce qui fait l’artistique, nous voyons que l’artistique est conçu sciemment pour créer une perception affranchie de l’automatisme et aussi que son image représente le but du créateur, qu’elle est fabriquée « artificiellement » pour que la perception s’attarde sur elle et atteigne là sa force et sa durée maximales, l’objet n’étant pas alors perçu dans sa spatialité, mais, pour ainsi dire, dans sa continuité. La « langue poétique » satisfait ces conditions. Pour Aristote, la langue poétique doit avoir un caractère étranger, étonnant ; en pratique, c’est souvent une langue étrangère : le sumérien pour les Assyriens, le latin dans l’Europe du Moyen Age, les arabismes chez les perses, le vieux-bulgare comme base du russe littéraire, ou bien une langue élevée comme la langue des chansons populaires, proche de la langue littéraire. S’y rattachent les archaïsmes si largement répandus dans la langue poétique, la complicationde la langue du dolce stil nuovo (XIIe siècle), la langue d’Arnaud Daniel avec son style obscur et ses formes compliquées (harte) qui supposent des difficultés de prononciation (Diez, Leben und Werke der Troubadour, p. 213). Dans son article, L. Iakoubinski a mis en évidence la loi de complication pour la phonétique de la langue poétique dans le cas fréquent de répétition de sons analogues. De la sorte, la langue poétique est une langue difficile, complexifiée, encombrée d’obstacles. 
 
Victor Chklovski, L’art comme procédé (1917), traduit du russe par Régis Gayraud, Allia, 2008  
 
Par Daniel Pozner 
 
sur Victor Chklovski, écrivain russe et théoricien de la littérature (1893-1984)