Nuit de guillotine

Par Bruno Leclercq


Willette et "l'Eiffelleux, le chevelu, le chouette poète Darzens" (1)
Notes sur une ville. Nuits à Paris. par Rodolphe Darzens, illustrées de cent croquis par A. Willette. Dentu, 1889.
Nuit de guillotine

Cette nuit est rare à Paris ; aussi, dès onze heures du soir, lorsqu'une exécution capitale doit avoir lieu, le bruit s'en répand-il, propagé à voix basse, comme un secret, de bouche en bouche. On en cause dans les cafés où les habitués de ces sortes de premières se réunissent. Car le Tout-Paris ne répugne pas aux émotions poignantes et dangereuses, qui le secouent un peu de sa sceptique apathie.

Aussitôt après minuit, des groupes se dirigent par les boulevards vers la place de la République ; le boulevard Voltaire, d'ordinaire vide, est animé vers une heure du matin jusque devant la rue de la Roquette, où stationnent, massés aux angles, des sergents de ville. La rue est pleine d'un monde affairé, semble-t-il. Tout ces gens, voyous et gentlemen, en guenilles et à la dernière mode, paraissent intéressés à la chose qui bientôt va se passer. Mais à cette heure, la foule est encore presque silencieuse : de ci, de là, elle va, vient. Dans la clarté du gaz, des appels stridents, des coups de sifflet percent seuls, par instants, une rumeur vague, indécise, comme effrayée et contenue.

Une dizaine de mètres avant d'arriver à la place de la Roquette, la rue est barrée : un cordon d'agents et plus loin des municipaux sur deux rangées, avec, devant eux, de place en place, la clarté aiguë des baïonnettes au bout des fusils en faisceaux.

Mais le long des maisons de droite un passage est ménagé pour les privilégiés autorisés à pénétrer sur la place. Là, il y a un marchand de vin puis un bureau de tabac qui font dans les bâtisses noires de larges taches lumineuses où domine le rouge sanglant d'une lanterne. Les deux boutiques regorgent de monde, - un monde élégant qui cause discrètement, sans éclats de voix déplacés, - tandis qu'à gauche, un peu plus bas, en avant du cordon de gardiens, l'angle de la rue s'illumine des gaz flambant haut d'un vaste mastroquet. Ici la foule est mêlée : des journalistes et de louches personnages que diapre l'apparition de filles, nu-tête, les cheveux défaits, criardes et enrouées, aux nippes tapageuses.

Alors, lentement, sonnent deux heures sur la ville, répétées en écho par toutes les horloges. Aux devantures se placent en hâte des volets, dont les fentes laisseront s'écouler jusqu'à cinq heures de minces filets de bruit et de lumière. La foule grossit cependant, malsainement curieuse, à grand'-peine contenue par les agents. Pourtant la place de la Roquette est jusqu'ici presque déserte ; et c'est un inoubliable décor de désolation morne que ce peu d'espace tout planté d'arbres grêles et de réverbères, entre les deux prisons grises et silencieuses. Sur la gauche, bordant en ceinture les murs de la petite Roquette, les uniformes immobiles des municipaux. Çà et là, des groupes sombres. Rien de plus.

Tout à coup un roulement bien connu des habitués : il s'y mêle des piaffements de chevaux, et ce sont, en effet, les deux fourgons attelés, dont l'un contient les bois de justice, l'autre un grand panier plein de son... Les voitures défilent en se suivant par l'allée transversale, puis tournent et s'arrêtent le long des murs de la grande Roquette. Des hommes descendent. Il y a des chuchotements : « C'est le bourreau et ses aides. M. Deibler, oui, celui-ci, là-bas, avec une barbe drue, le chapeau haut-de-forme, le long paletot-lévite et un parapluie, que jamais il ne quitte, sous le bras. » Tout aussitôt les aides, vétus de blouses bleues, coiffés de casquettes, comme de braves ouvriers, se mettent au travail. Muni d'une lanterne unique, l'un d'eux reconnaît l'endroit où doit se dresser l'échafaud, dont les autres apportent méthodiquement les différentes pièces, qu'ils rangent sur le trottoir de droite. Déjà les spectateurs sont devenus plus nombreux. Des officiers de paix, qui circulent, les font placer derrière les barrières afin de ne pas gêner le montage de la guillotine. Ce travail se fait sans bruit, doucement, dure une heure juste. C'est d'abord un cadre formé de lourds madriers, qu'on pose sur le sol, horizontalement. Avec un niveau d'eau qui brille sous sa main comme une petite lame, l'exécuteur en reconnaît l'exacte et parfaite horizontalité, car les montants, qu'on dresse maintenant, doivent être perpendiculaires au sol, afin que le couteau ait une chute régulière dans les rainures de cuivre brillant. Ces morceaux de bois s'assemblent; s'emboîtent, sont vissés avec des écrous, toujours en silence ; et sans cesse l'unique lanterne rouge, monte et descend, de ci, de là, semblable à un énorme feu follet sur une tombe ! Voici maintenant qu'on applique une échelle contre les montants ; on les surmonte du chapiteau où la poulie de métal accroche quelques rayons du réverbères voisins. Puis un aide sort d'une gaine la lame triangulaire qui jette un appel de clarté ; elle est vissée à la masse de fonte formant le mouton, et le tout est hissé au moyen d'une corde à l'extrémité de la guillotine. Le déclic joue. Le couteau reste suspendu. Alors on ajoute la lunette et la bascule. C'est fait ; l'échafaud est prêt. Il attend. Mais M. Deibler se rend compte d'abord si l'instrument fonctionne bien ; il presse sur le montant de gauche une poignée. Et le couteau glisse lentement, retenu au moyen de la corde. Deux fois on recommence cet essai ; puis on remonte le triangle, on retire la corde. Désormais silencieuse, la guillotine détache sur le ciel la haute silhouette de ses deux bras rouges qui semblent lever en l'air, - comme l'espoir qui luit toujours, malgré tout, au coeur du plus désespérés, - sa lame brillante, inexorable. Les aides rangent auprès de l'échafaud le grand panier contenant du son, le couvercle ouvert, et apprêtent des seaux pleins d'eau. Maintenant leur besogne d'ouvriers est terminée ; ils vont vers l'un des deux fourgons, retirent leur blouse et endossent une redingote ; puis, un chapeau haut-de-forme sur la tête, ils ont un air gauche, macabre et louche de croquemorts policiers. Ils sont répugnants.

Seconde à seconde, minute à minute, une heure passe, puis une autre... une fraîcheur blanche annonce l'aube. Les fenêtres illuminées des hautes maisons de la rue Merlin pâlissent, atteintes déjà par le petit jour, tandis que la nuit noire règne toujours sur la place. Mais le ciel s'opalise peu à peu. Une impatience douloureuse parcourt la foule, tandis qu'au fond des rues toutes sombres encore, des gueulements font une rumeurs de plus en plus orageuse. Par lambeaux, des refrains parviennent chantés d'une voix crapuleuse. Tout à coup un trot de chevaux. Ce sont les gendarmes d'Ivry qui arrivent et se rangent en demi-lune au devant de la guillotine.

C'est bientôt l'heure, l'instant. Un homme en blouse bleue éteint les réverbères un à un. Il fait une clartée douce, lilas-clair, qui noie toute chose et ne laisse pas d'ombres. Un chien traverse la place, vient flairer l'échafaud et s'enfuit, chassé. La porte de la grande Roquette est fermée depuis quelques instants. L'angoisse, dés lors, grandit : immobiles, les futurs spectateurs d'un meurtre légal semblent figés en une attente anxieuse. Ils songent au réveil du condamné que la Mort avec l'Aube va tirer de son sommeil profond... le sommeil calme du criminel. Et tandis que la pensée tente ainsi de franchir les murailles de la prison grise, soudain, se fait entendre un grincement de gonds, où se mêle le clair pépiement d'un couple de moineaux voltigeant d'arbre en arbre. Et la porte s'ouvre, immense. Tout de suite, on le voit, en blanc, soutenu par deux aides ; il marche courbé, ses bras étant liés derrière le dos ; quelque chose de sombre, une veste préserve du froid ses épaules. Chacun instinctivement s'est découvert. Car cet Homme qui passe n'est plus vivant désormais. Oh ! Sa tête : elle est blême, inimaginablement, ainsi qu'une vision de cauchemar. A petit pas, - ses pieds sont entravés ! - pareils à ceux de l'enfant qui entre dans la vie, celui qui va pour en sortir s'avance... Un instant, il a levé les yeux, fixé l'hypnotisante lueur du triangle emblématique. Et puis quelqu'un, le prêtre, un doux vieillard s'approche et l'embrasse, comme un grand-père son enfant. Et maintenant le cou du condamné apparaît hors de l'échancrure large de la chemise, le vêtement qui protégeait sa nuque étant retiré. Puis la bascule. Un bruit sec. La tête, telle qu'un fruit mûr, détachée ; le tronc, dans une convulsion dernière, a laissé voir, pour un clin d'oeil, la sanglante section du cou, pareille à une lune rouge. Mais déjà le corps est dans le panier.

La Justice humaine est satisfaite.

A ce moment, une bousculade et un brouhaha se produisent. Rompant les barrières, la foule s'est précipitée. Une flaque de pourpre attirante tache le pavé. Le sang a giclé loin, en éclaboussures. Des gens se baissent, regardent... Cependant, par les rues, un fourgon s'éloigne au galop emportant le supplicié, accompagné par les gendarmes, sabre au clair.

Alors, se fait un mouvement de recul ; la place est vite évacuée. On discute, la voix angoissée par l'émotion intérieure. Le condamné est mort crânement : il a expié son crime, car l'homme punit ; mais Dieu ne pardonne-t-il pas ?

Maintenant il faut partir, quitter cette place. En passant devant une boucherie, déjà ouverte, la vue de la viande saignante cause un insurmontable dégoût, et les yeux s'en détournent; il vaut mieux regarder la foule abjecte qui n'a pas pu pénétrer autour de l'échafaud, et qui a passé la nuit, demi saoûle, presque gouailleuse, dans les rues environnantes, comme pour susciter dans la mémoire ce couplet de la Marche des Dos, que chante Aristide Bruant et dont le rythme obstinément scande la pensée :

Pourtant les jours de guillotine,

Quand la loi raccourcit un marlou,

Nous allons lui chanter mâtine

Pendant qu'on lui coupe le cou.

Il fait grand jour. Paris, éveillé, se met au travail. Partout, avec la lumière, c'est la vie; et peu à peu, comme le silence et la nuit, s'efface et s'évanouit l'idée de Mort.


(1) Roedel dans le Dîner de Pierrot.
Willette :

1re partie : Le Pierrot. bibliographie illustrée, les dix premiers

2me partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, N° 11 à 20

3me partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, du N° 21 à 4, 2e année

4eme partie : Le Pierrot, bibliographie illustrée, du N° 5 de 1889 au dernier n° de 1891.

Darzens - Chapuis - Willette : Poèmes d'amour. Le Théâtre Libre Illustrée par Rodolphe Darzens : Jean Ajalbert. Henry Fèvre interviewé Georges Lecomte,Auguste Linert.