Joseph Ratzinger, La primauté de Pierre et l'unité de l'Eglise 6

Publié le 23 avril 2010 par Walterman

b) La succession de Pierre à Rome



La figure néo-testamentaire de la succession ainsi constituée, dans laquelle la Parole est soustraite à l'arbitraire humain précisément parce qu'elle implique le témoignage, a dû très souvent faire face à un modèle essentiellement intellectuel et anti-institutionnel, que nous connaissons dans l'histoire sous le nom de gnose. Ici sont érigés en principe la libre interprétation et le développement spéculatif. Devant la prétention intellectuelle qu'avance ce courant, très vite le renvoi à des témoins singuliers n'est plus suffisant. Des points de référence à ces témoignages devinrent nécessaires, que l'on trouva dans ce que l'on appelle les sièges apostoliques, c'est-à-dire en ces lieux où les Apôtres furent à l'œuvre. Les sièges apostoliques deviennent les points de référence de la véritable communio. À l'intérieur de ces points de référence, cependant, on donne encore un critère précis, qui résume en lui tous les autres (ainsi, clairement, chez Irénée de Lyon) : l'Église de Rome, où Pierre et Paul ont souffert leur martyre. Toute Église doit être en accord avec elle; elle est vraiment le critère de la tradition apostolique authentique. Au reste, Eusèbe de Césarée, dans la première rédaction de son Histoire ecclésiastique, a fait une description de ce principe: la marque de la succession apostolique se concentre dans les trois sièges pétriniens de Rome, Antioche et Alexandrie, parmi lesquels Rome, en tant que lieu du martyre, est encore une fois, le siège prééminent de ces trois sièges pétriniens, celui qui est véritablement décisif.



Ceci nous amène à une constatation de la plus grande importance: la primauté romaine, c'est-à-dire la reconnaissance de Rome comme critère de la foi authentiquement apostolique, est plus ancienne que le canon du Nouveau Testament en tant qu'« Écriture Sainte ». Il faut se garder à ce propos d'une illusion presque inévitable. « L'Écriture » est plus récente que les «écrits» dont elle est constituée. Pendant longtemps l'existence de chacun des écrits n'a pas encore donné lieu au «Nouveau Testament» en tant qu'Écriture Sainte, c'est-à-dire comme Bible. Le recueil des écrits dans l'Écriture est bien plutôt l'œuvre de la tradition, qui commença au IIe siècle, mais qui, d'une certaine manière, ne parvint à son terme qu'aux IVe et Ve siècles. Un témoin au-dessus de tout soupçon comme Harnack a signalé à cet égard que, avant la fin du Ile siècle, s'imposa à Rome un canon des «livres du Nouveau Testament» selon le critère de l'apostolicité et de la catholicité, critère qui fut suivi peu à peu également par les autres Églises, «à cause de sa valeur immanente et de la force de l'autorité de l'Église romaine». Nous pouvons donc affirmer: l'Écriture est devenue Écriture par la Tradition dont fait partie comme élément constitutif, précisément à l'intérieur de ce processus, la «potentior principalitas» - l'autorité originaire prévalente - de la chaire de Rome.



En second lieu, un autre élément est devenu ainsi évident: le principe de la Tradition, dans sa configuration sacramentelle comme succession apostolique, était constitué pour l'existence et la continuation de l'Église. Sans ce principe, il est absolument impossible d'imaginer un Nouveau Testament, et on se débat dans une contradiction quand on veut affirmer l'un et nier l'autre. Nous avons vu en outre que, dès le début, s'est instaurée à Rome une série traditionnelle des noms des évêques en tant que série de la succession. Nous pouvons ajouter que Rome et Antioche, en tant que sièges de Pierre, avaient conscience de se trouver dans la succession de la mission de Pierre et que, assez vite, Alexandrie fut elle aussi incluse dans le groupe des sièges pétriniens en tant qm lieu de l'activité de Marc, disciple de Pierre. Mais le lieu du martyre apparaissait donc clairement comme le détenteur principal de l'autorité pétrinienne suprême, et joue un rôle de prééminence dans la formation de la Tradition ecclésiale naissante et en particulier dans la formation du Nouveau Testament comme Bible. Ce lieu appartient à ses conditions essentielles de possibilité, qu'elles soient internes ou externes. Il serait passionnant de montrer l'influence sur tout cela de l'idée que la mission de Jérusalem est passée à Rome, raison pour laquelle initialement, Jérusalem ne fut le lieu d'aucun «patriarcat» mais ne fut jamais, non plus, siège métropolitain. Jérusalem demeure désormais à Rome et, avec le départ de Pierre, son titre de prééminence s'est transporté de là dans la capitale du monde païen. Mais considérer cela de près nous entraînerait trop loin de notre thème. Je pense cependant que l'essentiel est devenu évident: le martyre de Pierre à Rome fixe le lieu où sa fonction continue. Cette conscience apparaît déjà dès le 1er siècle, à travers la première Lettre de Clément, mais tout cela ne s'est développé en détail, à dire vrai, que lentement.