Haïti: Agriculture et reconstruction nationale On ne peut...

Publié le 01 mai 2010 par 509
Haïti: Agriculture et reconstruction nationale
On ne peut créer des emplois durables dans une agriculture non durable. L' agriculture haïtienne a besoin d' un nouveau souffle pour survire avant de devenir durable. L'une des conditions essentielles pour sauver cette agriculture est de changer le mode de gouvernance du secteur agricole en dépolitisant le Ministère concerné. C' est de cela qu'il s'agit dans cet entrefilet Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, pour dépolitiser le MARNDR, il faut le politiser encore davantage.
La gouvernance politique de l'agriculture est une affaire nationale qui intéresse tous les citoyens y compris le commun des mortels. Ce n' est pas une affaire technique, au sens strict, l'agriculture étant une activité bio-économique ( un buisiness ) et l'agronomie étant la science qui permet d' augmenter le volume et la qualité de la production. Donc, il n'est pas question d'agronomie dans ce texte mais plutôt de politique publique, laquelle concerne tous les citoyens de manière générale. Tout le monde peut et doit comprendre les politiques publiques de manière à pouvoir influencer la gouvernance globale du pays. Sinon, adieu à la reconstruction nationale et bonjour à l'effondrement national. A noter que les signes avant-coureurs de ce dernier sont déjà présents à travers la déforestation extrème, l' urbanisation sauvage, le déplacement massif de population, la pauvreté de masse et le chômage endémique et chronique.
La deforestation entraine, entre autres, l'érosion et la baisse de fertilité des sols dont la capacité de charge démographique se réduit progressivement. Ce qui provoque, entre autres, le déplacement des populations vers les villes avec toutes les conséquences que l' on connait. Etant donné que la population continue d'augmenter alors que la croissance économique est au point mort, la République fabrique la pauvreté avec son cortège de paysans sans terre, de réfugiés sans logis, de jeunes sans travail et de citoyens sans identité. Pour éviter la pauvreté durable, il est utile de comprendre ce qui nous arrive afin d'orienter les prises de décision dans le bon sens. Bornons-nous, pour le moment, à considérer un premier problème de fond qui est la gouvernance du secteur agricole.
Des confusions regrettables et persistantes
Une erreur regrettable qui subsiste jusqu' à aujourd'hui, est le fait de confondre le secteur agricole et le Ministère de l' Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural (MARNDR ). Evidemment, tout ce qui est agriculture relève du MARNDR mais l'inverse n' est pas vrai. Le développement rural, à lui seul, reste et demeure une affaire plurisectorielle qui dépasse les capacités d'un ministère, si grand soit-il. Il en est de même des ressources naturelles. Ces deux exemples tirés de l'appellation même de ce ministère traduisent, même imparfaitement, la réalité complexe qui est la sienne. Dit autrement, quand on parle d' agriculture, on parle, certes, du MARNDR mais quand on parle du MARNDR, on parle du développement national, tout au moins en partie. De même, quand un ministre ferme l' institution pour restructuration, à supposer qu'il réussisse à le faire, cela n'a aucune relation directe avec la producion agricole puisque l' entreprise agricole est une affaire privée, tout au moins à l'heure actuelle. Les questions qui se posent sont alors les suivantes : quelle est la meilleure structure au sein du ministère qui pourrait fournir les meilleurs services aux agriculteurs et quels services pourraient mieux aider les fermiers à augmenter leur production et leurs revenus et parmi les services offerts, lesquels sont immédiatement accessibles aux cultivateurs ? Le reste, c'est tout ce que vous voulez ( développement rural, aide alimentaire, solidarité sociale, clientélisme politique ) sauf l'encadrement agricole.
Les routes rurales, si utiles soient-elles, n'ont pas non plus de relation directe avec la production agricole. Ce sont plutôt des accélérateurs du développement agricole ou du développement rural. La route ne peut pas, par elle seule, améliorer la production ou faire récupérer le tiers des pertes post-récolte que l'on déplore actuellement. C' est à peu près la même chose pour l'organisation paysanne, la conscience politique des groupes de base, les tracteurs ou même l'irrigation. Celle-ci peut même ruiner, à terme, l'agriculteur si le drainage est absent. Est-ce à dire qu'il ne faut pas faire la route ou l'irrigation? Non. Cela veut dire qu'il y a autre chose à faire pendant qu'on aménage la route ou un système d'irrigation si on veut augmenter vraiment la production agricole et sa qualité.
Une appréhension fragmentaire du secteur primaire
Le secteur primaire regroupe l' agriculture, certes, mais aussi les mines et carrières, la pêche et la sylviculture ( quand l'agriculture est prise dans un sens restreint englobant seulement la production végétale et la production animale ). Avant la création de l' Institut National des Ressources Energétques et Minières, du Ministère des Mines et des Ressources Energétiques d' autrefois et du Bureau des Mines et de l' Energie ( BME ) d'aujourd'hui, c'est le MARNDR qui abattait la besogne dans le secteur des mines et de la bio-énergie. Evidemment, la section des mines périclitait, lors, au sein du MARNDR tout comme la pêche et la sylviculture sont totalement paralysées depuis des décennies au sein de ce ministère. Ces deux derniers sous-secteurs se meurent lentement, le premier freinant institutionnellement le développement de la pêche et le second ayant déjà laissé périr ou presque toutes les forêts de la République.
Vous m'objecterez alors que le BME est en agonie au sein des TPTC ( Travaux Publics, Transports et Communications ) auquel il est actuellement rattaché. Je vous le concède. Cela démontre que les TPTC, comme le MARNDR, ont besoin de réforme institutionnelle. Mais, pour le moment, on s'occupe exclusivement du MARNDR. Un seul patient à la fois. Depuis 1987, je mène une bataille contre le trop plein institutionnel du MARNDR avec un document d' une centaine de pages ayant pour titre << La réforme institutionnelle du secteur agricole >>. C'était, lors, ma contribution bénévole aux idées de changement qui avaient cours à l'époque. Ce document est très consulté mais on n'a pas osé toucher aux problèmes de fond qu' il soulève. J' ai lutté aussi, dans le même élan, pour la réforme agraire. On a eu l' INARA ( Institut National de la Réforme Agraire ) et l'assassinat de Jean Dominique mais, on n' a pas eu la réforme agraire.
Les fondamentaux du développement agricole et du développement rural
Comme il n' y avait personne pour s'occuper du développement rural, la tâche incombait tout naturellement au MARNDR. C'est ainsi que ce dernier s' occupait de l'enseignement à plusieurs niveaux, du régime foncier, du cadastre, de l'artisanat rural, des coopératives, des voies de desserte,ou encore de l'organisation paysanne mais surtout du développement rural intégré. Vous me direz qui trop embrasse mal étreint. Je vous répondrai que ce n'est pas aussi simple. Prenons l'exemple de l'enseignement agricole. A un moment donné, le MARNDR s'occupait de l' alphabétisation des adultes ( avant la création de l'ONEC et de l' ONAAC ), des écoles rurales, des écoles vocationnelles, des écoles moyennes d' agriculture et de l' Ecole Supérieure d' Agriculture. A l' époque où les écoles rurales devaient passer sous la tutelle du Ministère de l' Education Nationale, on argumentait, non sans raison, qu'il n'était pas normal d'avoir dans un même pays une école à double vitesse, c'est-à-dire une école rurale et une école urbaine.
Vous m'objecterez à nouveau qu'aujourd'hui, l'école haïtienne est passée, malgré tout, de la double vitesse à une transmission automatique de plusieurs vitesses. Je vous le concède volontiers mais là encore, restons au MARNDR. Un seul patient à la fois. Le MARNDR a perdu officiellement l'enseignement primaire ( les écoles rurales ) mais a laissé tomber, de lui-même, les écoles vocationneles et les écoles moyennes après un lourd investissement consenti par la République. A-t-il bien fait? Non. Il assure encore la tutelle de l'INARA qui n'a pas pu trouver des solutions appropriées au problème foncier et à celui de la taille des exploitations agricoles.
Le cadastre s'est détaché du MARNDR et est maintenant sous la tutelle des TPTC mais il n' est pas mieux logé pour autant, institutionnellement parlant. Autrement dit, les trois facteurs essentiels à l'agriculture ( la terre, la ferme et l'agriculteur ) sont désormais en chute libre. L' absence de cadastre induit l'insécurité foncière. Le refus de fixer les limites minima et maxima de l'exploitation agricole fait pulluler les unités de production non rentables. L' agriculteur n'a toujours pas de statut et encore moins, de protection juridique appropriée. L'un des rares experts internationaux à mettre le doigt sur la plaie eut à dire gentillement à peu près ceci : vous m'avez fait venir dans votre beau pays pour vous conseiller sur les meilleures formules d'engrais à utiliser pour augmenter votre production de café, je suis désolé, je ne peux le faire. Commencez par avoir de vraies plantations de café d'une certaine taille en lieu et place de petits jardins insignifiants que vous avez maintenant et vous m'appellerez ensuite. Les engrais ne peuvent pas remplacer la ferme de production. Si vous achetez des engrais maintenant, c'est jeter l' argent par la fenêtre. Monsieur Friedmann- ainsi qu'il s'appelait - n'a pas été écouté. On a acheté les engrais mais on a moins de café aujourd'hui.
Un pragmatisme déroutant et inquiétant
Savez-vous pourquoi le MARNDR était appelé autrefois le sanctuaire de la culture? C'est parce qu'il s'y trouvait une large érudition fondée sur des équipes pluri et multidisciplinaires. En effet, il y avait le parterre des sciences de base ( Botanique, Zoologie, Chimie, Genétique ), le coin des sciences appliquées ( l'Entomologie, les Sols, la Climatologie, le Génie Rural, l'Audio-Visuel au sein de l'Animation Rurale ), l'éventail de la production végétale ( Café-cacao, Fibres et Oléagineux, Plantes Aromatiques, Cultures Vivrières ) et la brochette de la production animale ( Bovin, caprins, porcins, aviculture, apiculture, etc.). A titre d'exemple, j'étais Agronome Senior, à l'époque, en poste aux Gonaïves, quand des paysans, motivés par l'appel que j'avais lancé, m' ont emmené, à l'occasion de la fête de l'Agriculture et du Travail, un animal que je n'ai pas pu identifier. Je me suis référé au MARNDR et c'était vite fait. De même, quoique trvaillant sur le terrain, Damien me consultait pour des questions relatives aux cultures et sols tropicaux. Un jour comme aujourd'hui, diraient nos paysans, les spécialistes du MARNDR ( les Friedmann locaux ) ont fait valoir qu'il faut placer l'usine de compost au coeur de la zone de production parce que le transport du compost sur de longues distances est prohibitif, étant donné qu'il faut environ 20 sacs de compost pour avoir l'équivalent en éléments nutritifs d'un sac d'engrais. Ils n'ont pas été écoutés.
Par la suite, même livré gratuitement à Petite Place Cazeau, où était établie l' UNACOM ( Usine Nationale de Compost ), cette dernière n'a jamais pu écouler sa production. Demandez-moi alors pourquoi tous ces savants n'ont pas pu ou n'ont pas su développer l'agriculture. Ils ne sont pas aussi nombreux qu'on le pense. C'est une première réponse. On ne les écoute pas toujours, c'est une seconde réponse. Mais, la vérité dans tout cela, c'est que le déveleoppement agricole ( tout comme le développement rural ) n'est pas seulement une affaire technique. C' est une question hautement politique et aussi économique. Au lieu de faire un diagnostic aussi simple, des manipulateurs de tout poil ont argumenté plutôt que ce sont les cadres de haut niveau ( Nèg ak gwo diplòm yo ) qui ont fait le malheur de l'agriculture haïtienne. La mise en application de cette politique obscurantiste a fait perdre au pays la plupart de ses meilleurs cadres. Donc, plus de sciences de base, et peu ou pas de spécialistes en zootechnie ou en phytotechnie. Et le sanctuaire de la culture est devenu le tombeau de la science. J'exagère, vous dites. Voyons un peu.
Un coup de grâce auto-destructeur
On a vu plus haut que tout ce qui était essentiel pour l' agriculture ( la terre, la ferme et l'agriculteur ) laissait beaucoup à désirer. Voyons maintenant ce qui est indispensable pour faire augmenter la production agricole. Ce sont l'enseignement, la recherche, la vulgarisation et le crédit. L' enseignement agricole au niveau fondamental et moyen est pratiquement marginalisé comme déjà sus-mentionné. Vous m'objecterez, sans doute, que qu'est-ce qu'il en est alors de l'enseignement supérieur puisque si l'on a fermé les écoles rurales, vocationelles et moyennes, par contre, on a créé, aujourd'hui, une dizaine de facultés d'agronomie publiques et privées contre une seule autrefois, n'est-ce pas là un progrès? C'est un bon point, mais la question fondamentale est à qui profite l'accroissement du nombre de cadres de niveau supérieur. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce ne sont pas les paysans haïtiens qui en profitent.
On forme des cadres pour l'extérieur, ne pouvant pas les absorber sur place. On ne peut pas les absorber parce qu'on ne crée pas de richesses. Et on ne crée pas de richesses, tout au moins dans ce secteur, parce que le MARNDR a abandonné ou laissé mourir les sciences de base et les sciences appliquées, la recherche, la vulgarisation et le crédit agricoles. Or, il revient à la recherche de produire la connaissance nécessaire, à la vulgarisation de faire le transfert technique au paysan de la connaissance ainsi produite et au crédit de fournir les fonds pour appliquer la technique ainsi apprise. Les trois mousquetaires ( recherche, vulgarisation, crédit ) forment un tout indivisible tout comme le paquet technologique ( semences améliorées, engrais, pesticides, eau et bonnes pratiques agricoles ). Si le système d'encadrement agricole n'offre pas de services dans ces trois domaines, il n'y a donc aucune chance de faire augmenter la production agricole, à supposer que la base de l'agriculture existe. Actuellement, la recherche agricole est absente, la vulgarisation est abandonnée et se fait par intermittences et le crédit agricole est en voie de disparition. On peut, autant qu'on le veut, distribuer engrais, tracteurs et outils agricoles, cela ne peut pas et ne pourra pas faire augmenter la production agricole de manière durable. Or, le MARNDR, tel qu'il existe actuellement, et c'est le résultat de cinquante années ( 50 ) de dérive institutionnelle, ne peut pas faire fonctionner les trois mousquetaires ( recherche, vulgarisation, crédit ) - comme dans le roman de Dumas, ils sont en réalité quatre, car il faut ajouter l'enseignement agricole -. C'est pourquoi, il faut une décision politique.
Mieux vaut tard que jamais
Cela fait une cinquantaine d'années depuis que, génération après génération, des agronomes lucides y compris les Friedman locaux, attendent cette décision politique qui ne vient jamais mais qui est toujours en cours de route et à un stade plus ou moins avancé, selon les politiciens du moment. Il s'agit de mettre en place un ministère qui s'occupe essentiellement de l'agriculture, donc de la politique agricole, c'est-à-dire qui s'occuperait de planifier ( statistiques agricoles - estimation de la production- équilibre agro-sylvo-pastoral -etc ).de consolider la base de la production agricole ( foncier, exploitation agricole, agriculteur ), de fixer et faire appliquer des normes et procédures pour la promotion de la qualité et l'organisations rationelle de la production, du stockage, de l'emballage, des débouchés et de la commercialisation, d'encourager l'établissement et le développement des industries en amont et en aval de la production agricole, de faire sauter les freins qui bloquent le développement agricole ( poids et mesures, transport, droits de propriété intellectuelle, tabous, etc. ) et de faciliter la mise en place des accélérateurs du développement agricole ( législation, infrastructures, stimulants, mouvement associatif, etc. ). Ni plus ni moins. Un tel ministère est franchement politique, dans le bon sens du terme et n'a pas besoin d'être dirigé exclusivement par des agronomes ou des médecins vétérinaires. Il pourra être logé en ville, comme les autres avec une centaine d'employés ou moins, incluant non seulement des agronomes, mais aussi des économistes, des gestionnaires, des juristes, des socioloques, des anthropologues, pour ne citer que ceux-la.
Qui absorbera alors les autres fonctions préalablement occupées par le MARNDR? D'abord, il faut créer un Institut National de la Recherche Agronomique avec son siège localisé en milieu rural et controlant toutes les stations expérimentales, actuellement abandonnées et responsable aussi de la vulgarisation agricole en tout ou en partie. Les agronomes pourront alors s'occuper de fonctions techniques. Ils seront beaucoup plus valorisés et auront moins de motivation pour s'expatrier. Une véritable banque de crédit agricole sera mise en place selon les règles de l'art, en collaboration avec le ministère de l'agriculture. Un Institut des Ressources Océaniques viendra absorber, entre autres, l'ancien Service des Pêches du MARNDR avec un système d'encadrement réel pour les pêcheurs, les aquaculteurs et les mariculteurs. L'île de la Gonave pourrait héberger ce nouvel institut. Restons-en là pour le moment. Mieux vaut tard que jamais.
Jean André Victor