Le Tour d'écrou

Par Icecool

 Ce nouveau dossier autour de l'élaboration d'une couverture laissera amplement la parole à Hervé Duphot, auteur notamment de l'adaptation du fameux roman fantastique d'Henry James, Le Tour d'écrou (1898), publié dans la collection Ex-libris chez Delcourt en 2009. L'auteur revient ici sur la genèse de ce projet et explique sa propre conception du premier plat de son ouvrage...


 Comment a débuté ce projet ?

Après quelques essais personnels d'adaptation et des mises en ligne de certaines de mes planches de bd sur le forum Café Salé, j'ai été contacté par Jean-David Morvan qui me demandait si j'étais intéressé par une adaptation littéraire et si j'avais un livre à lui proposer. 

 J'ai réfléchi plusieurs mois et je me suis souvenu d'un livre dont notre prof d'anglais au collège nous avait lu des extraits.
J'en avais gardé une impression assez forte,  de plus je voulais travailler sur un livre traversé par un univers fantastique. L'adaptation littéraire n'était intéressante pour moi qu'à cette condition. Mais hélas, les livres libres de droits issus  de la littérature fantastique sont assez peu nombreux ou ont été beaucoup adapté (comme Edgar Allan Poe). La littérature fantastique n'a commencé à se développer réellement qu'au 19ème siècle...  J'ai relu le livre et le texte n'était vraiment pas facile d'accès et j'ai donc fait des essais pour moi sur une ou deux pages. Ça ne m'a pas semblé impossible alors j'ai poursuivi.  J'ai ensuite commencé les premières pages que j'ai soumis à J.-D. Morvan et Delcourt qui ont aimé. J'ai été un peu maladroit dans la mesure ou le début de l'histoire ne reflète pas tout à fait la suite et mon style évolue un peu après les premières pages d'ailleurs. (Mais c'est mon premier album !).   Pourquoi ce livre en particulier ?

- Pour l'ambiance ;
- Pour la façon dont est traité le fantastique (on n'est jamais sûr de rien, rien n'est montré) ; - Pour jouer sur l'ambivalence des points de vue et l'atmosphère de folie (qui a raison dans l'histoire ? Les fantômes existent-ils où sont ils dans l'esprit de la gouvernante ?) ; - Pour les enfants diaboliques (assez peu traités en bd finalement) ; - Pour l'époque victorienne et le graphisme que je pouvais développer ; - Pour le lieu unique qu'est le château ; - Parce que cette histoire évoque de nombreux univers picturaux pour moi (Whistler, Turner, Sargent, les Nabis, même les impressionnistes), qu'il m'interessait de rendre en bd ; - Pour l'aspect intimiste, la folie et le peu d'action (diffcile à rendre intéressant en bd mais un vrai enjeu).

Entre fidélité à l'oeuvre et adaptation plus ou moins littérale, quels ont été vos propres choix et comment ont-ils été "jugés" par la critique ?

 J'ai essayé d'être le plus fidèle possible au livre (peut-être trop mais c'est aussi la collection Ex-libris qui veut ça). J'ai adopté un style sobre et sans effet inutile pour bien resituer ça dans un univers "tout-à-fait normal", en faire le moins possible (pas de château type Dracula, pas d'apparitions fantômatiques exagérées…). Au contraire, il me semblait que la normalité apportait à l'histoire.

 Certains critiques l'ont bien compris, d'autres me l'ont reproché.

 On  m'a reproché aussi une certaine platitude qui est toutefois très forte dans le récit initial. Il y a énormément de redondance, tant dans l'action que dans les texte d'ailleurs. Il  se passe assez peu de choses en fait.

La difficulté est que le livre laisse une impression forte tout en étant assez lourd (à mon goût). Pourtant les gens semblent l'oublier. Le livre rappelle le film Les Autres (A. Amenabar, 2001),  qu'il a semble-t-il inspiré mais en beaucoup moins "moderne". Il existe également un film visiblement très bien, The Innocents (J. Clayton, 1961), ainsi qu'un opéra, que je n'ai pas vus.

De même, la fin du livre est assez décevante et nous l'avons pensée (avec l'éditeur) un peu plus ouverte (tout en étant fidèle).
 J'ai également beaucoup travaillé avec la couleur et le traitement au pinceau pour ajouter à cette ambiance à la fois intimiste et très "normale" aussi.

Venons-en à la couverture à proprement parler : quelles images aviez-vous en tête lors de sa conception et quelles furent les différentes étapes de son élaboration ?

 
Je pense que parfois on y réfléchit à la fin (comme c'est le cas sur l'album sur lequel je bosse actuellement) mais parfois des idées viennent en route et là c'est le cas.

Deux solutions : s
oit on prend une image forte de l'album, soit une image qui retranscrit l'ambiance. J'ai hésité longtemps entre les deux tout en sachant que la seule image vraiment forte c'est l'apparition derrière la vitre, et encore elle n'est forte qu'à l'intérieur du récit, sinon…



Ça, c'est une image que j'ai dessiné au début tout en sachant que ça ne ferait pas la couv' car le garçon n'y est pas. Et puis là, c'est la femme qui protège l'enfant et ce n'est pas vraiment ça dans l'histoire !


 

 Une autre image d'ambiance mais pas assez choc pour une couv'. Elle m'était inspirée d'une peinture (Les Enfants Pailleron, 1881) de John Singer Sargent qui, d'ailleurs, a servi de couv' à certaines éditions du Tour d'écrou (j'ai découvert dans mes recherches que Sargent et Whistler se connaissaient !). C'est un viseul où rien ne se passe et où, pourtant, l'ambiance est très pesante. Mais ce qui marche en peinture ne fonctionne pas forcément en bd. Mais déjà la fenêtre est présente...


 Ensuite c'est autour de la fenêtre que vont s'orienter mes recherches. J'hésitais à mettre le ou les "méchants fantômes" dans la mesure où on ne sait pas durant le récit s'ils existent ou non. Les représenter en couv' aurait fait perdre de l'intérêt à l'histoire il me semble. Lorsqu'ils apparaissent dans l'album, on ne sait jamais si c'est la gouvernante qui affabule ou pas...



 
Un rough où les persos sont acculés contre la fenêtre. Le temps gris amène l'ambiance, mais au final c'est du dehors que vient le mal dans l'histoire, donc ça ne fonctionne pas trop.


  Une image qui n'est pas destinée à une couv', plus une recherche d'ambiance. Mais je ne pense pas que ce soit assez effrayant !


  Une variante des précédentes. Cette fois, le mal est dehors. Mais je ne me sentais pas de travailler de cette façon très picturale, proche de Sargent. Et je n'était pas convaincu non plus...    Une autre variante. Mais au final les fantômes menaçants ne se résument qu'à des personnages qui regardent par la fenêtre.

  A la même époque sort ce film (J.A. Bayona, 2007) et je me dis qu'on va m'accuser de plagiat ;-) L'ambiance est vraiment très proche. Pourtant dans ce film, la fenêtre ne joue pas un rôle majeur, contrairement au Tour d'écrou.




Cette fois je crobarde un rough sur un carnet que je mets en couleurs rapidement. Je tente une lumière qui créerait une ombre portée menaçante mais ça s'avère vite assez difficile à réaliser. L'image suivante le montre bien. Ça fait un visuel trop complexe ou bien ça m'oblige à jouer avec des effets de "transparence Photoshop", ce que je n'ai fait à aucun moment dans l'album : j'aime quand une couverture est traitée comme les dessins à l'intérieur.





 
Malgré tout je ne me souviens plus, mais j'ai dû la proposer à l'éditeur avec deux autres pistes. Mais un peu trop grand-guignolesque à son goût...




 Un autre axe, plus graphique, un mix de personnages. C'est une idée esquissée rapidement qui aurait joué sur les regards et le côté trouble de chacun des personnages. Une ambiance très Cluedo au final ;-)


La même en couleurs. L'ambiance y est je trouve. Mais je ne crois pas l'avoir proposée !

 
Je propose finalement trois couvertures à l'éditeur :






 Je ne sais plus vers lequel des visuels se porte mon choix.  Sur le site Café Salé, je demande l'avis des internautes. Tout le monde préfère celui au crayon. Je ne sais plus quoi penser.

L'éditeur préfère celui avec la femme qui marche vers le château avec les enfants.

J'ai fait plusieurs recherches de couleurs :



Cette image ne se situe pas dans l'histoire finalement, mais elle évoque bien cette ambiance menaçante.
Sont-ce les enfants qui sont maléfiques ou cette femme qu'on ne voit pas et qui les entraine vers ce château ? J'essaie des couleurs diurnes, plus proches du récit. mais l'ambiance nocturne est plus forte. Je tente aussi une ambiance plus "aube", comme pour évoquer la fin ou le début de quelque chose, comme si elle ramenait à la maison, au petit matin, ces enfants qui ont fait des bêtises.





 Je fais un essai avec des encres et de l'aquarelle. Au final j'aime cette teinte verdâtre qui n'existe pas vraiment dans la réalité et qui du coup apporte un plus au visuel.

 Au passage, sur tous ces essais, j'ai proposé un style de titre mais qui n'a pas retenu l'attention de l'éditeur. Peut-être ont-ils eu raison de partir sur un titre plus sobre, plus littérature classique. Je n'ai pas d'avis alors je les laisse faire.


 

Je passe au crayonné.




C'est la seule page où je me suis trompé dans le format. J'ai dû rajouter de la matière à la palette graphique (voir le haut des arbres et les côtés).



Au final je suis assez fier de cette couverture. Pour moi c'est très important et je trouve que la plupart du temps elles sont assez quelconques, mais là il me  semble avoir pondu un bon visuel ;-) Peut-être me trompe-je ?

Je trouve qu'un dos ça parle énormément. J'avais été marqué par ces peintures de Vilhelm Hammershoi, un peintre des pays nordiques qui peint ses personnages de dos. (Intérieur, 1899).



James Abbott McNeil Whistler pour le personnage féminin :


Les films Damien : la malédiction (R. Donner, 1976) et Le Village des damnés (W. Rilla, 1960) pour les enfants.




Merci à vous !



Liens annexes :

http://www.editions-delcourt.fr/actualites/news/bande_annonce_le_tour_d_ecrou : page dédiée sur le site des Editions Delcourt.

http://herveduphot.free.fr/ et http://bradasse.canalblog.com/ : site et blog de l'auteur.