Grèce et rigueur / par Argoul

Publié le 07 mai 2010 par Alains

Relire inlassablement l’histoire, qui jamais ne se répète mais souvent bégaie, permet d’éclairer le présent. La Grèce n’est pas la France, l’euro n’est pas le système des monnaies nationales, la ‘crise’ du début des années 1980 est beaucoup moins forte que celle de 2010. Il n’empêche… Souvenons-nous de mars 1983… François Mitterrand a choisi alors la solidarité européenne plutôt que l’isolat socialiste français. Analysons ce tournant de la rigueur au travers des témoins, cités par Jacques Attali dans "Verbatim t.1" (1993 Livre de poche) et Jean Lacouture "Mitterrand, une histoire de Français" (1998 Livre de Poche).

Selon Jacques Attali, le lundi 7 mars 1983 « la plus difficile semaine du septennat commence ». La victoire des Chrétiens-démocrates en Allemagne et le net recul de la gauche dans les élections municipales françaises accroissent la tension entre franc et mark. Nous l’avons oublié aujourd’hui, bien à l’abri derrière le coussin de l’euro, mais les politiques de chaque pays européen, du temps des vieilles devises, étaient immédiatement sanctionnées ou adulées par les marchés internationaux. La relance massive, faite à contretemps de la conjoncture, et les charges augmentées des entreprises en 1981, ont entraîné un vif déficit du commerce extérieur car la consommation s’est portée sur les importations. Les entreprises françaises ne construisent ni magnétoscope, ni ordinateur compétitif, ni une bonne part de ce que les Français désirent en 1983 ; celles qui en sont capables ont vu leurs charges brutalement augmenter et ne peuvent investir. Le franc est devenu fragile, gros de deux dévaluations déjà, avec une inflation autour de 8% l’an et un déficit budgétaire pour 1982 de 150 milliards de francs.

Dès lors, il faut choisir : dévaluation ou flottement. Le flottement signifie la sortie du serpent monétaire européen (SME) ancêtre de l’euro. Le franc se trouvera immédiatement dévalué par les marchés de 20% pour rééquilibrer le solde des échanges (exportations contre importations), le déficit extérieur croîtra de 2 milliards de francs par mois, nécessitant un emprunt international massif qui ne pourra se faire dans des conditions honorables sans plan de rigueur. Et qui pourrait bien aboutir à la tutelle du FMI, les autres pays ne désirant pas prêter sans discipline ! La France, par le pétrole, par sa consommation, par ses exportations, dépend de l’extérieur. Le temps du splendide isolement d’une population majoritairement rurale est révolu.

Selon Attali, trois programmes économiques socialistes se trouvaient alors en concurrence :

1. celui du Premier ministre Pierre Mauroy et de Jacques Delors, « de bon sens »
2. celui de Laurent Fabius, « national-protectionniste » (Lacouture), avec Gaston Deferre, Pierre Bérégovoy et les « visiteurs du soir » (Jean Riboud, JJSS),
3. celui des « experts de l’Élysée » dans lesquels Attali se situe, « dans la ligne du Premier ministre mais en plus socialement compréhensible ».

Deux scénarios possibles :

1. sortir du SME et tenter le « socialisme dans un seul pays ». Attali : « si nous sortons du SME, nous ne serons plus assez crédibles pour ne pas subir une forte décote par rapport au dollar. Et nous entrerons alors dans la spirale des déficits. »
2. choisir la solidarité européenne
et s’entendre avec les Allemands pour une dévaluation du franc/réévaluation du mark concertée. En faisant jouer cette solidarité de pays en marche vers une communauté plus étroite, il est nécessaire de faire des compromis.

Il semble, selon les témoins, que François Mitterrand ait depuis toujours « choisi l’Europe » (Lacouture) au détriment des vieilles lunes du socialisme romantique. Mais, en « maître du bonneteau » (Lacouture), il a mis en scène cette décision de bon sens en consultant, en laissant croire qu’il ne choisissait que contraint et forcé, en jouant la fidélité des uns contre celle des autres pour tester leurs convictions. Nous n’y étions pas, laissons les témoins scruter cet épisode :

Mauroy aurait dit « je ne sais pas faire (…) La France deviendrait un gigantesque Portugal »
Delors aurait refusé
Fabius, Deferre et Bérégovoy qui penchaient (ce n’est pas nouveau) pour la rupture devaient prendre et en assumer les responsabilités - ou bien laisser.

Mitterrand dit à Delors de demander à Fabius de voir le Directeur du Trésor. Il avoue les réserves de devises au plus bas, un jour ou deux à tenir peut-être. Mitterrand préside, il laisse entendre à chacun qu’il sera obligé de changer de gouvernement et que le nouveau Premier ministre devra endosser la politique à mener. Qui aura la conviction suffisante et le culot de prendre à sa charge la poursuite d’une redistribution sociale généreuse mais qui va dans le mur faute d’être financée ?

Personne évidemment. Et Fabius se dit aussitôt convaincu ! Deferre suit, les auteurs ne disent pas ce que pense Bérégovoy. Le 21 mars, le Deutsche Mark, le Florin, la Couronne, les Francs belges et luxembourgeois sont réévalués, le Franc français et la Lire italienne dévalués. François Mitterrand (qui n’avait pas l’intention de changer de Premier ministre mais a testé les ambitions) garde Pierre Mauroy dans un gouvernement resserré de 15 ministres au lieu de 35 (économies obligent). Dès le 24 mars, le plan de rigueur de Delors est adopté en Conseil des ministres : baisse du déficit budgétaire, hausse des taxes sur la vignette auto, l’alcool et le tabac, hausse du forfait hospitalier et de l’essence, hausse des tarifs EDF, GDF et SNCF, emprunt forcé, baisse des stocks pétroliers, contrôle des changes et instauration d’un carnet de change aux devises limitées à 2000 francs pour chaque touriste français se rendant à l’étranger… Ces mesures sont de l’ordre de 2% du PNB selon Attali, « on reprend ce qu’on avait donné en juin 1981 » ; Lacouture marque que cette reprise est presque du double.

Après l’erreur d’avoir relancé la demande à contretemps de la conjoncture internationale, il s’agit de conforter l’offre purement française pour limiter le déficit et soulager les entreprises. Le Budget de l’année suivante verra une stabilisation des effectifs fonctionnaires et une baisse autoritaire de 10% de tous les programmes d’équipement. Le Président parle de « rigueur socialement juste », le Premier ministre de mesures « rudes mais transitoires », le Premier secrétaire du PS (Lionel Jospin) de « parenthèse ». Raymond Barre approuve, le franc tient, l’Assemblée vote la confiance.

Mais selon Jacques Attali : « la rigueur n’est pas une parenthèse ; c’est une politique ». En effet, selon Lacouture, le programme appliqué en 1981 avec ses nationalisations massives, sa relance choc et sa baisse du temps de travail sans baisse de salaire, constitue une rupture des équilibres européens, donc une menace sur le franc. Persévérer, « était une rupture globale, collective, peut-être la mise en cause de la démocratie, en tout cas celle d’une forme de solidarité européenne vieille de près de trente ans » (Lacouture t.2 p.64). La Grèce est aujourd’hui exactement dans ce cas… « C’est effectivement la fin des grandes illusions en matière de transferts sociaux ; mais sans remise en cause des réformes », note Attali.

Le « tournant » de 1983 signifie qu’au socialisme de la rupture comme dictature de « classe », qui sent son 19ème, succède le socialisme de l’aménagement pour tous, en concertation avec les partenaires européens. Les marchés sont toujours rois quand les politiciens sont nuls – ou quand ils braillent dans la rue plutôt que de se faire élire.

Argoul est rédacteur du blog Fugues & fougue