Ni prophètes ni anges : “Ajami”, un film sur des étrangers chez eux.

Publié le 07 mai 2010 par Gonzo

A propos de Ajami, voici la synthèse d’un article paru dans Al-Quds al-’arabi le 5 mai dernier.


Israélien ou palestinien ? La réponse à la question n’est pas facile quand on voit le film de Scandar Copti et Yaron Shani, mais également quand on observe ce qui se passe ailleurs alors que de nombreux Arabes nomment la Palestine historique “Israël” dans les programmes scolaires ou dans les infos… Jusqu’au film d’Elie Suleiman Le temps qu’il reste, qui a pu être qualifié d’israélien dans plus d’un article de la presse arabe ! Est-ce qu’on ne qualifie pas “d’Arabes israéliens” les Palestiniens qui ont fait le choix de rester chez eux ?
Les questions n’ont cessé de se poser depuis 1948, lorsque “l’Etat israélien” a été créé sur les ruines de la “Palestine”. Etonnamment, alors que les Arabes commencent, au moins dans le vocabulaire, à “israéliser” les Palestiniens, Israël, de son côté, s’obstine à les considérer non pas comme des Israéliens mais seulement comme des “Arabes” dont il serait souhaitable de pouvoir se débarrasser au nom du slogan “plus de terre et moins d’Arabes” !
Pourtant, génération après génération, les Arabes palestiniens restés sur leurs terres ont su se régénérer, recréer une authentique identité arabe palestinienne.
[… Longue liste d'écrivains et d'artistes…]
Palestinien ou israélien ? Israélien ou palestinien ? La question revient sans cesse dans la création palestinienne, et même dans le discours politique. Ajami n’est pas le premier film coréalisé par un Palestinien et un Israélien. Avant lui, il y a eu le célèbre Route 181 en 2005, et encore avant Toi, moi et Jérusalem de Michel Khleifi et Micha Peled en 1995 ainsi que Les femmes des voisins par Buthayna Khoury et XXX en 1992, sans oublier les scénarios écrits par la Palestinienne Soha Arraf pour le réalisateur Eran Riklis (Les citronniers, La fiancée syrienne…) ou encore la participation d’acteurs palestiniens dans des films israéliens… Tel est le contexte dans lequel Ajami doit être replacé, au lieu de le considérer, comme cela a été souvent le cas, purement et simplement, comme un film israélien. Mais qui a fait l’effort de regarder en arrière ? de voir d’où venait Cobti ? Sans doute, on peut analyser une œuvre pour elle-même, en la détachant totalement de son contexte, mais on peut préférer l’analyser en fonction des conditions qui ont permis sa création. Copti est né à Jaffa en 1975. Il vit à Tel-Aviv où il a été l’assistant d’Eran Riklis pour La fiancée syrienne. Il a également collaboré au festival Tribeca de Doha, et n’est donc nullement coupé du milieu palestinien, et plus largement du monde arabe. Vérité, la vidéo qu’il a réalisée avec Rabee Bukhari, nous révèle son attention pour “l’histoire du lieu palestinien”, clé de “la mémoire et de l’oubli” dans la culture palestinienne en général, et dans celle de Jaffa en particulier. De ce point de vue, Ajami fait partie des très nombreux films (Histoire d’une ville au bord de la mer de Ali Nassar, Miroir de la mémoire de Kamal al-Jaafari…) qui retracent l’histoire de villes, détruites ou non, après 1948.
L’histoire des Palestiniens restés chez eux ne saurait être complète sans la venue des Israéliens. Impossible de faire comme si cette étrange association d’un Etat israélien sur une terre palestinienne n’avait pas eu lieu, association dont Michel Khleifi, Elie Suleiman, etc., ont filmé, directement ou indirectement, les conséquences sur les Palestiniens. C’est ainsi que l’occupation rejoint ce qu’il y a de pire chez les Palestiniens, ce qu’ils ont hérité de pire du passé : l’ignorance, l’arriération, les crimes d’honneur, les liens claniques, l’égoïsme, la débrouille individuelle, le clientélisme, la perte des valeurs individuelles et communautaires…. Ajami ne cherche pas à se cacher derrière le conflit israélo-palestinien. Film d’angoisse, parfaitement réalisé et monté, joué par des acteurs appartenant à la vie réelle et non pas venus des studios de cinéma, il plonge dans les tréfonds de la société palestinienne. Mais surtout Ajami est un film qui a l’intelligence de montrer avant tout les Palestiniens qui sont au cœur du récit alors que les Israéliens sont marginaux. Les Palestiniens sont au centre du récit quand les Israéliens ne sont que des fonctionnaires, de l’Etat, de la police, de l’armée.
Ajami se termine sur un cri : Ouvrez les yeux ! Un cri blessé comme pour dire : certes, les Palestiniens ne sont ni des prophètes ni des anges. Certes, leur société souffre de bassesses, d’arriération, d’ignorance. Mais il est vrai aussi que c’est l’existence d’Israël qui rend les choses pires encore, qui les rend plus visibles, qui les fait remonter à la surface. Israël ne vit et ne partage notre existence (tata’âyash) que par nos erreurs et notre impuissance.

Bashar Ibrahim, critique palestinien