Pour la musique, s’il vous plaît. Merci. Une timide...

Publié le 17 mai 2010 par Fabrice @poirpom

Pour la musique, s’il vous plaît. Merci.

Une timide invitation, presque une excuse. Maladroitement tracée au marqueur noir sur un  bout de carton gris. Josh dépose délicatement la petite pancarte sur le velours de l’étui posé à ses pieds. Dans sa main gauche, un violon: sorte de petite guitare qui produit un son strident comme la voie d’une collégienne sur les coups de 17h. Dans la droite, un archer: touffe de poils, tendue comme un trader à l’ouverture de la Bourse, qui permet de faire couiner la collégienne. Ladite collégienne s’appelle Gibbie. C’est le petit nom que lui a donné Josh.

Casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. C’est déjà suffisamment humiliant, autant la jouer profil bas et planquer maladroitement sa tronche de miséreux mélomane. Puis il coince Gibbie l’ado entre sa joue et son épaule. Craquements de doigts. Toussotement. Et la collégienne se met à couiner, chatouillée par Josh.

Il pourrait jouer du François Feldman. Ou du Catherine Lara. Ou bien une valse mélancolique pour titiller le grelot des donzelles en mal d’amour.

Non.

Josh plonge dans l’abîme. Il n’est pas question de technique, de partoche bien sentie ou de mélodie bien chaloupée. Pour caresser le Beau du bout des doigts, il faut simplement se jeter dans le vide. Josh enchaîne six pièces de Bach. Six putains de perles qui ont traversé les siècles. Des trucs puissants à en faire chialer Casimir sur son île aux mouflets. N’importe quel bisounours se mettrait une bastos au fond de la gorge après ce genre de musique. Des mélodies complexes. Et pourtant si purs, si limpides. Pondues il y a trois cents ans par un chevelu gras comme une oie, coiffé comme une drôle de dame. Johann Sebastian.

Et, dans cette station de métro de Washington DC, en ce rude matin de janvier, aux heures les plus parfumées, les deux mille péquenauds qui défilent se contrefoutent éperdument des couinements de princesse de Gibbie. Tout le monde s’en cogne. On est lundi matin, il caille, la semaine s’annonce merdique. Alors un gringalet qui se prend pour André Rieu à l’entrée du métro, c’est le genre de scène aussi marquante qu’un chewing gum qui fait un tour de grand huit accroché à une semelle de Nike Air.

Quarante-cinq minutes de champagne musical. Entre chaque pièce, un léger temps de pause. Le temps de reprendre son souffle après le saut dans le vide. Et un bide intersidéral. Pas un hochement de tête. Ni même un battement de cil. Un applaudissement est tout simplement utopique. Quelques rares badauds traînent la patte quelques minutes devant Josh. Des chômeurs pour la plupart. Qui lâchent la piècette de courtoisie.

Le vrai nom de Gibbie est Gibson ex-Huberman, un Stradivarius acheté 3,5 millions de dollars quelques années plus tôt par Josh. Qui, lui, s’appelle Joshua Bell, violoniste à la renommée internationale dans les milieux autorisés. Quarante-huit heures plus tôt, Mr Bell a joué à guichet fermé dans un théâtre de Boston. Théâtre où des pingouins amateurs de grincements viennent se palucher en écoutant les papouilles stridentes de Josh et Gibbie. Aux bras des pingouins, des tulipes fardées à la gouache. Pour poser un cul en bout de rangée du théâtre, il fallait débourser 100 biftons US minimum.

En 45 minutes, Mr Bell a encaissé la coquette somme de 32 dollars. Dont 20 refilées par sa dernière auditrice, la seule à l’avoir reconnue.

Pearls before breakfast, l’article complet de Gene Weingarten, relatant l’expérience. Publié dans le Washington Post en avril 2007. Et qui a valu à son auteur le prix Pulitzer.

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