Je dors le front ouvert… (Jean Joubert)

Par Arbrealettres


Je dors le front ouvert, je me promène,
Je dors, je suis la pierre et le feu,
Etranger, familier, tombé de nulle part
Comme en moisson les nielles de l’enfance.

La terre en croix me fait des confidences…
Je suis le fruit qu’on cueille et la feuille qu’on tranche;
Je suis l’eau sous la dent plumeuse du moulin
Et l’ombre rousse de la plus pauvre des servantes
Que le jour vêt et que farde le vent.

A l’aube, je suis dans la soute,
Ami des rats, confident du voleur;
Je suis la lampe et le doigt qui l’allège
Et le soleil aux plages des prisons.

Ai-je rêvé? Me voici sur la place,
Pointe de lance et gueule du canon:
Je meurs debout, je termine une race.
Mes amis ne m’ont pas connu.

Je suis la palme et le vent qui la brûle
Et la cendre sur l’eau posée comme un poème,
Comme un poème né d’hier, le plus câlin,
Comme une soeur imaginée dans la maison,
Coupant le pain, versant le vin, comme un poème
Né de la terre et déjà vieux qui boite au loin.

Je suis l’été, la femme dans son lit
Et son amant et sa grande douceur
Et sa fatigue et la porte fermée
Et son attente aux marches du matin.

Je suis au feu l’aile qui se consume;
Je suis au ciel l’aile recommencée,
Dans le courant la grâce d’un éclair
Et le buisson de lèvres du corail.

Je suis, je vais, je me promène,
Je dors le front ouvert dans un livre d’images
Et, faucheur de midi, j’aiguise les vivants
Pour leur apprendre à vivre et me donner raison.

(Jean Joubert)

Illustration: Geneviève Caplet